Dans un rapport rendu public le 19 décembre 2023, la Cour des comptes examine les défis que représente le développement rapide des crypto-actifs pour les politiques publiques et analyse les réponses apportées par l’État dans les domaines de la réglementation des prestataires, de la lutte contre le financement d’activités criminelles et de la fiscalité.
Une crypto-monnaie ou un crypto-actif désigne « des actifs numériques virtuels qui reposent sur la technologie de la blockchain (chaine de blocs) à travers un registre décentralisé et un protocole informatique crypté »[1]. « Plus largement, les crypto-actifs représentent des actifs virtuels stockés sur un support électronique permettant à une communauté d’utilisateurs les acceptant en paiement de réaliser des transactions sans avoir à recourir à la « monnaie légale »[2].
La valorisation du marché des crypto-actifs représentait 1 100 milliards de dollars fin 2023, contre 18 milliards début 2017. Il y aurait environ 14 millions d’utilisateurs de ces actifs au sein de la zone euro dont 1,5 à 5 millions de Français. Bien que les crypto-actifs aient un rôle actuellement marginal dans le financement de l’économie, leur développement constitue toutefois un défi pour les États en termes de contrôle des flux et de stabilité financière. Un rapport de la Cour des comptes rendu public le 19 décembre 2023 montre notamment, comment les pouvoirs publics, en France et en Europe, ont adapté certaines normes et établi une réglementation dédiée à ces actifs numériques, pour mieux les encadrer.
L’adaptation en cours de la réglementation en France et en Europe
La France s’est dotée dès 2019 d’une réglementation encadrant l’activité des prestataires de services sur actifs numériques (PSAN). Il existe deux niveaux de contraintes :
- le premier niveau repose sur un enregistrement obligatoire des PSAN par l’Autorité des marchés financiers (AMF). Il a permis d’établir un socle de contrôle minimal des acteurs notamment quant à leur compétence et leur capacité à respecter les dispositions concernant la lutte contre le blanchiment et le financement des activités illicites;
- le second niveau permet aux PSAN d’obtenir de l’AMF un agrément optionnel, à condition qu’ils disposent de règles prudentielles et de procédures de gestion interne plus exigeantes, attestant leur maîtrise des risques financiers et offrant aux investisseurs un niveau de transparence plus satisfaisant.
Cet encadrement initial se voulait volontairement allégé compte tenu du fait que les activités de ce secteur émergeant sont facilement délocalisables. Le but était de ne pas étouffer le développement des prestataires installés en France. De plus, des contraintes trop fortes n’auraient pas entravé l’action d’entreprises proposant des services depuis l’étranger, ces dernières n’étant pas soumises à la réglementation française.
Ce régime a favorisé l’émergence d’entreprises françaises reconnues sur le marché des actifs numériques et a permis d’étendre aux PSAN les obligations de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCBFT) applicables aux autres activités financières. Toutefois, les autorités peinent à lutter contre les opérateurs offrant leurs services en France sans y être enregistrés et manquent de moyens humains et matériels pour détecter, contrôler et sanctionner les comportements illicites. Elles font également face aux pratiques abusives d’opérateurs non enregistrés en France mais qui ont le droit de fournir leurs services aux clients français. C’est le cas lorsque ce sont ces derniers qui sollicitent directement les opérateurs. C’est le principe de la « commercialisation passive » (reverse solicitation).
Face à cela, les autorités françaises ont souligné la nécessité de renforcer les règles en la matière à l’échelle européenne. Le règlement européen MiCA (markets in crypto-assets), qui entrera progressivement en vigueur entre juin 2024 et juin 2026, s’inspire très directement du modèle français et le prolonge. Il donne une définition des crypto-actifs qui va au-delà de la notion d’actifs numériques prévue par la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprise (PACTE). Il met également en place un agrément européen qui permettra aux prestataires agréés par un État membre de fournir des services dans l’ensemble du marché européen.
Souhaitant renforcer l’encadrement des prestataires sans attendre l’application du règlement MiCA, le Parlement français a prévu la mise en œuvre d’un enregistrement « renforcé » obligatoire pour la fourniture de services sur actifs numériques en France dès le 1er janvier 2024. L’AMF et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) devront conduire des vérifications plus approfondies dans des délais plus contraints pour répondre aux demandes d’agrément des entreprises dans un cadre national puis européen plus exigeant que par le passé.
Une lutte complexe contre le financement d’activités criminelles
Le risque d’utilisation des crypto-actifs pour le financement d’activités criminelles est jugé très élevé par le Comité d’orientation de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (COLB) du fait de l’anonymat des portefeuilles, d’absence d’intermédiaire et du caractère entièrement virtuel des flux et du stockage de valeur. Toutefois, les services en charge de la LCBFT disposent de moyens juridiques et techniques leur permettant notamment de tracer des flux de transactions pour lever l’anonymat de certains portefeuilles, d’incriminer des plateformes et des fournisseurs de services et d’effectuer des saisies de crypto-actifs.
Selon la Cour des comptes, les obstacles rencontrés sont principalement techniques et nécessitent notamment le développement d’outils en complément ou en remplacement de ceux acquis à un prix élevé auprès de sociétés privées étrangères, dont l’État est aujourd’hui dépendant. Elle recommande donc d’étudier les conditions du développement d’outils souverains partagés entre les services en charge de la LCBFT (recommandation n°2). La Cour souligne aussi que les obstacles sont d’ordre humain, car les compétences nécessaires sont pointues et recherchées. Ainsi, elle recommande de renforcer les moyens, la formation et l’expertise sur les crypto-actifs des services en charge de la LCBFT (recommandation n°3).
Des dispositions fiscales trop peu connues, des ajustements nécessaires
L’administration fiscale dispose de très peu de données sur la détention des crypto-actifs et les revenus qu’ils génèrent, alors qu’ils concerneraient entre 1,5 et 5 millions de personnes en France. Pour l’année 2021, 20 000 contribuables ont déclaré des plus-values de cession de crypto-actifs aux services fiscaux, pour un montant total d’environ 400 millions d’euros.
La France a choisi d’appliquer aux actifs numériques les principes habituels du droit fiscal concernant les faits générateurs d’imposition ou les impôts concernés. Un régime simplifié est prévu pour les plus-values réalisées par les particuliers lors de ventes d’actifs numériques à titre non-professionnel. La Cour des comptes considère toutefois que ce régime fiscal est inadapté à l’utilisation des cryptoactifs comme moyens de paiement. Pour elle, l’administration fiscale française pourrait s’inspirer des pratiques de l’Allemagne ou de la Grande-Bretagne pour offrir aux contribuables une information répondant à ses besoins. En outre, sans attendre l’entrée en vigueur de la récente révision des normes européennes de coopération fiscale entre les Etats, la direction générale des finances publiques doit, selon la Cour des comptes, se doter d’une stratégie et de compétences nécessaires pour accentuer le contrôle fiscal portant sur les actifs numériques (recommandation n°6).
[1] Définition de l’autorité des marchés financiers (AMF) : https://www.amf-france.org/fr/quest-ce-quune-cryptomonnaie
[2] Bercy Infos, « Crypto-monnaies, crypto-actifs... Comment s'y retrouver ? », 20/04/2022, https://www.economie.gouv.fr/particuliers/cryptomonnaies-cryptoactifs