La Lettre de la DAJ n°361 est parue !

Quarante-cinq ans après l’adoption de la loi du 17 juillet 1978 qui a créé la liberté d’accès aux documents administratifs, Bruno Lasserre, vice-président honoraire du Conseil d'Etat, président de la CADA, dresse le bilan de la longue marche vers la transparence de l’action publique.

Portrait de Bruno Lasserre
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La demande des citoyens reste forte et concerne toutes les politiques publiques - environnement, commande publique, action sociale, fiscalité, urbanisme, gestion de la fonction publique, etc. Mais l’usage de la loi se transforme peu à peu, sous l’effet d’un double changement.

En premier lieu, alors que la loi de 1978 était faite au départ pour améliorer, dans l’intérêt de tous, l’information sur la chose publique, elle a surtout été utilisée par des personnes en conflit avec l’administration pour nourrir un contentieux individuel sur une décision les concernant : ce contexte explique en grande partie les crispations et les résistances qu’a pu créer l’exercice du droit d’accès pour les administrations concernées. Mais depuis cinq à dix ans, une nouvelle demande émerge : elle vient de journalistes, chercheurs, militants associatifs ou lanceurs d’alerte qui souhaitent investiguer sur des sujets d’actualité, le plus souvent sensibles. Le périmètre de ce qui est demandé est souvent très vaste et commun à plusieurs administrations, qui sont saisies en même temps. Si l’on peut se réjouir de cette démarche plus « citoyenne », elle pose deux difficultés : la première vient de ce que, sous l’effet de la convention européenne des droits de l’homme et de la jurisprudence du Conseil d’Etat qui s’est construite dans son sillage, l’on assiste à une « subjectivation » du droit d’accès qui impose à l’administration, à la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) et in fine au juge administratif de faire au cas par cas la balance, toujours délicate, entre deux intérêts publics - d’un côté la liberté d’information et l’animation du débat démocratique qui motivent la démarche du demandeur, de l’autre la protection des secrets légitimes - ; le deuxième défi vient de ce que, saisie de contestations nées de demandes multiples et souvent très volumineuses, la CADA est obligée de faire la part des choses entre ce qui relève de l’exercice normal d’un droit et ce qui exige de la part de l’administration concernée un travail de recherche et de traitement excessif ou déraisonnable par rapport aux moyens dont elle dispose : des avis récents fixent les bornes respectives de ces appréciations toujours nuancées.

 Autre transformation qui impacte le bilan de la loi de 1978 : la numérisation à vive allure du travail administratif, qui constitue évidemment une opportunité pour la transparence (l’open data par exemple) mais ne s’est pas toujours accompagnée d’une perception par les agents publics que les  «  traces numériques » qu’ils laissent  dans leurs échanges professionnels (les méls, les SMS ou les messages sur les réseaux sociaux) obéissent du point de vue du droit d’accès aux mêmes règles que celles applicables aux documents imprimés.

La demande de transparence reste forte, donc, mais se heurte toujours à des obstacles qui ne s’amenuisent pas avec le temps : la CADA a été saisie en 2022 de plus de 10 500 contestations nées de refus d’accès à des documents, un chiffre record qui augmente d’année en année. C’est beaucoup trop, alors que la doctrine de la Commission et la jurisprudence administrative sont maintenant bien fixées pour la plupart des documents qui jalonnent l’action publique. Et c’est un défi redoutable pour une autorité indépendante dotée de très peu de moyens, qui s’est efficacement mobilisée pour réduire le délai dans lequel sont émis ses avis (moins de 55 jours en 2022, un chiffre divisé par trois par rapport à la situation qui prévalait il y a cinq ans).

Rationaliser davantage le traitement des contestations - notamment celles qui font l’objet de « séries » -, accélérer encore l’instruction des demandes d’avis ne seront pas possibles, à moyens constants, si le flux des cas soumis à la CADA continue de croître au rythme actuel.

Ma conviction est qu’il faut résolument investir en amont, pour accroître la transparence et prévenir les refus d’accès.

L’open data, qui accuse des retards dans certains domaines ou pour certaines collectivités par rapport aux ambitions de la loi pour une République numérique, est une des solutions : mettre à la disposition du public les données épargne le travail de recherche et d’extraction des bases de données que suscitent les demandes d’accès présentées à l’aveugle.

Constituer et animer un vrai réseau des personnes responsables de l’accès aux documents administratifs (PRADA) est aussi l’une des priorités de l’institution : achever de désigner les PRADA là où elles n’ont pas encore été nommées (l’effort de mobilisation a porté ses fruits en 2022 et 2023), les former, aller à leur rencontre, expliquer la doctrine la plus récente de la CADA, favoriser les discussions internes à l’administration, éclairer les zones d’ombre, mieux accompagner les décideurs publics, tout cela est en route, avec des déplacements en région, une première pour la CADA, qui sont déjà intervenus ou sont programmés pour les prochains mois.

Plus que jamais de la pédagogie et de l’accompagnement. Oui, la transparence est toujours un risque pour celui qui prend la décision d’ouvrir ses dossiers. Mais chacun admettra que la confiance, sans laquelle il n’y a pas d’action publique efficace, se nourrit difficilement du secret. Car celui-ci mène à la rumeur, qui est parfois pire que la vérité…