Lettre de la DAJ – La théorie des biens de retour issue de la jurisprudence « Vallée de l’Ubaye » n’est pas contraire à la CEDH

Pour la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), si l’application de la théorie des biens de retour est constitutive d’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens, il n’y a pas pour autant violation de l’article 1 du Protocole n°1, lorsque cette ingérence est légale, qu’elle sert un intérêt légitime et qu’elle est raisonnablement proportionnée au but poursuivi.

La Société Couttolenc Frères a exploité commercialement des équipements de remontées mécaniques pendant plusieurs décennies. Avec l’entrée en vigueur de la loi n° 85-30 du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne, les remontées mécaniques sont devenues un service public à la charge des communes, groupements de communes ou départements. La société a poursuivi son activité dans un cadre de droit privé durant une période transitoire de quatorze ans, à l’issue de laquelle elle a conclu une convention de délégation de service public avec la collectivité concernée. Au terme de cette convention, la collectivité a décidé de reprendre en régie l’exploitation des remontées mécaniques et a conclu un protocole d’accord aux termes duquel elle s’engageait à indemniser la société en contrepartie de la cession de l’ensemble des biens, installations et documents nécessaires au fonctionnement du service public des remontées mécaniques.

Estimant que cet accord méconnaissait la règle « des biens de retour », le Préfet des Alpes de Haute-Provence a saisi la juridiction administrative d’une demande d’annulation de la délibération. Ce contentieux a donc été l’occasion pour le Conseil d’Etat de préciser la théorie des biens de retour issue de sa décision Commune de Douai[1] en jugeant, par sa décision du 29 juin 2018, Communauté de communes de la vallée de l’Ubaye[2], que cette théorie trouvait également à s’appliquer lorsque le cocontractant de l’administration était, antérieurement à la signature du contrat, propriétaire de biens qu’il a, en acceptant de conclure la convention, affectés au fonctionnement du service public .

Invoquant l’article 1er du Protocole additionnel n° 1, relatif à la protection de la propriété, la société a alors saisi la CEDH au motif qu’elle aurait subi une expropriation de fait, sans utilité publique, non prévue par la loi et sans juste indemnité.

Pour juger qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition, la Cour, après avoir admis que l’application des biens de retour est constitutive d’une ingérence dans la jouissance du droit au respect des biens, applique les trois conditions énoncées dans sa décision de Grande chambre Béláné Nagy c. Hongrie du 13 décembre 2016[3].

Une ingérence légale (…)

La Cour rappelle que le principe de légalité exige, d’abord, que l’ingérence ait une base légale en droit interne, étant entendu qu’il peut s’agir d’un droit jurisprudentiel comme d’un droit d’origine législative, et, d’autre part, que cette base légale doit être compatible avec la prééminence du droit et offrir des garanties contre l’arbitraire.

En l’espèce, si le Conseil d’État n’avait pas expressément jugé avant 2018 que la règle des biens de retour s’appliquait à des biens dont le délégataire était propriétaire antérieurement à la signature de la convention de délégation de service public, la Cour constate que cette théorie est énoncée depuis longtemps par la jurisprudence du Conseil d’État. La Cour, qui relève en outre que la qualification du service des remontées mécaniques de « service public » résulte de la loi de 1985 précitée,  estime qu’en signant la convention litigieuse avec la CCVU, le 28 décembre 1998, la société requérante ne pouvait ignorer que le régime de la délégation de service public, comprenant la règle des biens de retour, s’appliquerait dans son cas.

(…) au service de l’intérêt public légitime

La Cour estime que la règle des biens de retour, qui vise à assurer la continuité du service public, relève sans conteste de l’intérêt public. En l’espèce, s’agissant du service public des remontées mécaniques, l’objectif de développement équitable et durable des territoires de montagne a été déclaré « objectif d’intérêt national » par la loi de 1985 précitée.

(…) et raisonnablement proportionnée au but poursuivi

La Cour rappelle que des objectifs légitimes « d’utilité publique » peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande des biens concernés[4] et que les États jouissent d’une grande marge d’appréciation.

A cas d’espèce, il apparaît que la société requérante a pu bénéficier du régime transitoire prévu par la loi de 1985 pendant quatorze années. À l’issue de cette période, elle aurait pu décider d’arrêter l’exploitation des remontées mécaniques et de vendre ses biens à la communauté de commune, voire céder à une autre personne privée, ce qu’elle n’a pas fait. Au contraire, elle a signé une concession de délégation de service public à compter de 1998. Elle a ainsi continué à exploiter les remontées mécaniques pendant quinze années supplémentaires, soit plus de vingt-huit ans après l’entrée en vigueur de la loi de 1985 précitée. En outre, il n’est pas contesté que les équipements étaient amortis en totalité à la fin de la concession et, si tel n’était pas le cas, la requérante pouvait saisir le juge du contrat d’une demande indemnitaire.

Ainsi, alors même que la société requérante n’a pu obtenir le versement d’une somme correspondant à la valeur vénale des biens litigieux, il n’en résulte pas pour autant qu’elle a été privée de toute compensation et de toute possibilité d’indemnisation.

Dans ces conditions, « à supposer que l’ingérence litigieuse soit constitutive d’une privation de propriété, on ne saurait considérer qu’elle a supporté une charge spéciale et exorbitante du seul fait qu’elle n’a pu obtenir le paiement d’une somme correspondant à la valeur vénale des biens transférés. Vu, de plus, la large marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur et l’importance du but légitime poursuivi, s’agissant de la continuité d’un service public s’inscrivant dans une politique d’aménagement du territoire, la Cour conclut que cette ingérence était raisonnablement proportionnée à ce but ». Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1er du protocole n° 1.

CEDH, 5 octobre 2023, SARL COUTTOLENC FRÈRES c. FRANCE,  n° 24300/20