Lettre de la DAJ – Une règlementation nationale ne peut ôter aux pouvoirs adjudicateurs leur pouvoir de décider de l’exclusion d’opérateurs économiques de procédures de passation en raison d’une infraction aux règles de concurrence

La CJUE juge qu’une réglementation nationale qui confie à la seule autorité nationale de la concurrence le pouvoir de décider de l’exclusion d’opérateurs économiques des procédures de passation de marchés publics, en raison d’une infraction aux règles de concurrence contrevient aux dispositions de l’article 57 de la directive 2014/24/UE, et porte atteinte au pouvoir d’appréciation dont doit jouir tout pouvoir adjudicateur en vertu desdites dispositions.

CJUE, 21 décembre 2023, Infraestruturas de Portugal et Futrifer Indústrias Ferroviárias, Aff.C-66/22

La société Toscca, entité portugaise fabricante de maisons à ossature bois, et concurrent évincé lors de la passation d’un marché public, a saisi le tribunal administratif et fiscal de Viseu au Portugal d’un recours tendant à obtenir l’annulation de la décision du 25 juillet 2019 par laquelle Infraestruturas de Portugal (le pendant au Portugal de la SNCF en France) a attribué à la société Futrifer, entité portugaise spécialisée dans le matériel de construction de voies ferrées, un marché dont l’objet est l’achat de chevilles et de traverses en bois de pin traitées à la créosote destinées au secteur des infrastructures ferroviaires.

À la suite du rejet de sa requête par jugement du 21 février 2020, la société requérante a interjeté appel devant le tribunal administratif central du nord (Portugal). Celui-ci a, par un arrêt du 29 mai 2020, annulé le jugement de première instance, fait droit au recours de la société appelante, et condamné Infraestruturas de Portugal à attribuer le marché à ladite société.

Par arrêt du 22 avril 2021, la cour administrative suprême du Portugal a annulé l’arrêt du tribunal administratif central du nord au motif d’un défaut de motivation, et a, par suite, renvoyé l’affaire à la même juridiction. Ladite juridiction a, par arrêt du 2 juin 2021, rendu le même dispositif que celui de l’arrêt annulé par la cour administrative suprême le 22 avril 2021.

À l’occasion de ces pourvois formés par Infraestruturas de Portugal et la société attributaire, la Cour administrative suprême du Portugal relève que, le 12 juin 2019, la société attributaire a été condamnée par l’autorité portugaise de la concurrence au paiement d’une amende pour violation du droit de la concurrence dans le cadre de procédures de passation de marchés publics, organisées en 2014 et 2015 et portant sur la fourniture de services d’entretien des appareils et voies faisant partie du réseau ferré national, infrastructure dont la gestion était assurée par une entreprise publique qui avait entre-temps fusionné avec Infraestruturas de Portugal.

Or, alors que la CJUE a déjà jugé qu’« une violation du droit de la concurrence, commise par un soumissionnaire en dehors de la procédure de passation d’un marché public, doit faire l’objet d’une appréciation dûment motivée par le pouvoir adjudicateur, dans le cadre de l’examen de la fiabilité d'un tel soumissionnaire » (CJUE, 19 juin 2019, Meca, Aff. C-41/18, EU:C:2019:507), le droit national portugais en vigueur prévoit que l’évaluation des mesures correctives relève exclusivement de l’autorité portugaise de la concurrence.

La cour administrative suprême a décidé de surseoir à statuer afin de saisir la CJUE d’une question préjudicielle tendant à savoir, notamment, « si une règlementation nationale selon laquelle il n’est pas requis du pouvoir adjudicateur que, dans le cadre d’une procédure de passation d’un marché public, il formule une appréciation autonome sur la fiabilité d’un soumissionnaire condamné pour violation du droit de la concurrence est conforme au droit de l’Union en ce qui concerne tant l’examen de la gravité de l’infraction commise et de son impact sur la procédure en cause, que l’examen du caractère approprié des mesures adoptées par le soumissionnaire en question pour remédier, dans le cadre de cette dernière procédure, aux conséquences de cette infraction (mesure de self-cleaning) ».

Après avoir rappelé qu'en prévoyant l’hypothèse dans laquelle le pouvoir adjudicateur « dispose d’éléments suffisamment plausibles pour conclure que l’opérateur économique a conclu des accords avec d’autres opérateurs économiques en vue de fausser la concurrence », le libellé de l’article 57, paragraphe 4, premier alinéa, sous d), de la directive 2014/24 ne limite pas l’application de ce motif d’exclusion à la procédure de passation d’un marché public dans le cadre de laquelle ce type de comportements est intervenu, la CJUE a considéré que le législateur de l’Union a entendu confier au pouvoir adjudicateur, et à lui seul, le soin d’apprécier si un candidat ou un soumissionnaire doit être exclu d’une procédure de passation d’un marché public en vérifiant l’intégrité et la fiabilité de chacun des opérateurs économiques participant à une telle procédure.

Or, si une autorité administrative, qui a constaté une infraction au droit de la concurrence, peut assortir une sanction pécuniaire d’une interdiction temporaire de participer à des procédures de passation de marchés publics, l’absence d’une telle décision ne saurait ni empêcher ni dispenser le pouvoir adjudicateur de se livrer à une telle appréciation, laquelle doit s’effectuer au regard du principe de proportionnalité et en tenant compte de tous les éléments pertinents afin de vérifier si l’application du motif d’exclusion se justifie.

La Cour en conclut qu’une réglementation qui lie l’appréciation de l’intégrité et de la fiabilité des soumissionnaires aux conclusions d’une décision de l’autorité nationale de la concurrence relative, notamment, à la participation future à une procédure de passation d’un marché public porte atteinte au pouvoir d’appréciation dont doit jouir le pouvoir adjudicateur dans le cadre de l’article 57, paragraphe 4, premier alinéa, de la directive 2014/24.