La Cour de justice de l’Union européenne considère, par un arrêt du 12 janvier 2023 dans l’affaire C-57/21, que, parallèlement à une enquête de la Commission européenne portant sur une infraction présumée au droit de la concurrence, une juridiction nationale peut ordonner la production de preuves aux fins d’une procédure en dommages et intérêts liée à cette infraction présumée.
Saisie dans le cadre d’une action devant une juridiction nationale en dommages et intérêts d’une société privée de transport ferroviaire pour abus de position dominante de l’opérateur étatique, la Cour de justice, par un arrêt du 12 janvier 2023, a précisé, en interprétant les dispositions du règlement n° 1/2003 du 16 décembre 2002 et de la directive n° 2014/104 du 26 novembre 2014, les prérogatives des juges nationaux lorsqu’ils instruisent une affaire parallèlement à l’existence pour les mêmes faits d’une procédure administrative devant l’autorité nationale de la concurrence et d’une enquête pour infraction menée par la Commission européenne.
En l’espèce, la société requérante du litige au principal avait sollicité devant les juges de première instance la production par l’autorité de la concurrence nationale de certains documents en possession de l’opérateur étatique. Ayant suspendu, en raison de l’ouverture d’une enquête pour infraction par la Commission européenne, la procédure administrative qu’elle avait initiée, l’autorité de la concurrence a refusé leur production au motif que cela pourrait diminuer l’efficacité de la politique de poursuite des infractions au droit de la concurrence.
Après avoir enjoint à l’opérateur étatique la production d’une partie des documents et rejeté la demande de la société requérante de production d’autres documents, la juridiction de première instance a suspendu la procédure pendante devant elle jusqu’à la clôture de l’enquête de la Commission.
Saisie, la juridiction d’appel a confirmé la décision de première instance et mis sous séquestre les moyens de preuve produits lesquels ne pouvaient désormais être produits qu’aux parties, à leurs représentants et aux experts, sur la base d’une demande écrite motivée et après accord préalable du juge saisi de l’affaire en fonction de la répartition du travail.
Par suite, l’opérateur étatique s’est pourvu en cassation devant la juridiction suprême laquelle a saisi la Cour de justice afin de savoir si les juridictions nationales peuvent, en vertu de la directive, enjoindre la production de documents relatifs à une infraction présumée au droit de la concurrence alors que la procédure juridictionnelle a été suspendue dans l’attente d’une décision de la Commission.
La Cour rappelle que l’ouverture d’une procédure par la Commission dessaisit les autorités de concurrence des États membres de leur compétence pour appliquer les articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne en ce qui concerne les mêmes infractions.
En revanche, les juridictions nationales saisies d’une action en dommages et intérêts ne sont pas automatiquement dessaisies de leur compétence ni obligées de suspendre la procédure, du fait de l’ouverture d’une enquête par la Commission, pour appliquer ces articles et pour statuer sur les infractions examinées par cette institution.
Cependant, elles doivent éviter de prendre des décisions qui iraient à l’encontre de la décision envisagée ou adoptée par la Commission.
La Cour rappelle que la directive prévoit que les juridictions nationales ne peuvent ordonner la production de preuves relevant des listes noire (déclarations en vue d’obtenir le clémence ou propositions de transaction) ou grise (informations préparées par une personne physique ou morale expressément aux fins d’une procédure administrative ouverte par une autorité de concurrence), qu’une fois que l’autorité de concurrence a, en adoptant une décision ou d’une autre manière, clos sa procédure.
La production de preuves relevant de la liste blanche (informations préexistantes) peut être ordonnée à tout moment dans le cadre d’une action en dommages et intérêts.
Pour certaines demandes de production de preuves, les juridictions nationales doivent mettre par ailleurs en œuvre un contrôle de proportionnalité rigoureux, tout en tenant compte, le cas échéant, de l’avis que l’autorité de concurrence concernée peut leur présenter concernant notamment les circonstances et des intérêts légitimes en présence.
Dans ce cadre, la Cour considère que lorsqu’une juridiction nationale décide d’ordonner la production de preuves aux fins d’une procédure relative à une action en dommages et intérêts ayant été suspendue par la juridiction en raison de l’ouverture d’une procédure par la Commission, elle ne prend pas, en principe, une décision, au sens du règlement n° 1/2003, qui est susceptible d’aller à l’encontre de la décision envisagée par la Commission dans cette procédure. Elle peut, par suite, ordonner une telle production de preuves.
La juridiction nationale saisie est cependant tenue de limiter la production de preuves à ce qui est strictement pertinent, proportionné et nécessaire. Elle doit faire en sorte qu’une décision relative à la production de preuves n’empiète pas indûment sur une enquête en cours menée par une autorité de concurrence pour infraction au droit de la concurrence. Pour cela, elle est appelée à examiner notamment la pertinence des preuves demandées, le lien entre ces preuves et la demande indemnitaire présentée, le caractère suffisant du degré de précision desdites preuves et la proportionnalité de celles-ci.
Par ailleurs, une juridiction nationale peut se prononcer sur la production de preuves et ordonner de mettre celles-ci sous séquestre, en reportant l’examen de la question de savoir si ces preuves contiennent des informations « préparées » au moment où elle y aura accès. Toutefois, elle doit veiller à ce que le demandeur ou d’autres parties à la procédure ainsi que leurs représentants n’aient pas accès à ces preuves, lorsque celles-ci relèvent de la liste blanche, avant qu’elle n’ait complété cette vérification ou, lorsque lesdites preuves relèvent de la liste grise, avant que l’autorité de concurrence compétente n’ait clos sa procédure.
En revanche, la Cour souligne que le fait qu’une autorité nationale de concurrence suspende sa procédure administrative, même motivée par l’ouverture d’une procédure par la Commission, ne saurait être assimilé à une clôture « d’une autre manière » de cette procédure telle que prévue par la directive.
Une telle suspension, qui constitue une mesure provisoire, ne permet pas à une juridiction nationale d’ordonner la production de preuves dont la mise à disposition est soumise à la condition que l’autorité de concurrence compétente clôture la procédure dont elle est saisie.
Enfin, la Cour relève qu’une législation nationale, telle qu’en l’espèce, qui limite temporairement la production de toutes les informations « préparées » et « soumises » au cours d’une procédure à la demande d’une autorité de concurrence ou de manière spontanée, y compris les informations « préexistantes », n’est pas conforme à la directive. L’objectif d’harmonisation de la directive serait compromis si les États membres avaient, en matière de production de preuves, la possibilité d’introduire des règles plus restrictives que celles énoncées par la directive.
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