Les nouveaux visages du juge de l’Union européenne : entre tradition et évolution, selon Stéphane Gervasoni, juge à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE).
La presse se fait régulièrement l’écho d’arrêts du juge de l’Union européenne, rendus dans les domaines les plus variés, concernant la vie quotidienne des citoyens (accès des services d’enquête aux données des téléphones portables, indemnisation des passagers des transports, protection des consommateurs contre les clauses contractuelles abusives, etc.) comme des questions politiques ou économiques sensibles (accords entre l’Union et le Maroc, mesures contre la Russie en raison de la guerre en Ukraine, respect de l’État de droit dans les États membres où il est menacé, régulation du numérique, etc.).
Curieusement, cette jurisprudence européenne est le plus souvent présentée dans les pages internationales des journaux, comme si elle émanait d’une entité étrangère, à tout le moins extérieure, aux contours mal identifiés : quelle est cette cour de Luxembourg ? Pourquoi est-elle distincte de celle de Strasbourg ? Et quel est ce « Tribunal » de l’Union ? Est-il une autre juridiction que la « CJUE » ?
Il n’est pas inutile de rappeler que la Cour de justice de l’Union européenne a son siège au Grand-Duché depuis que son ancêtre, la Cour de justice de la CECA, y a été établie en 1952 et qu’elle est composée de deux juridictions : une cour de première instance, le Tribunal de l’Union, qui veille au respect de la légalité par les institutions de l’Union, et la Cour elle-même, juge des pourvois contre les arrêts du Tribunal et gardienne de la bonne application du droit de l’Union par et dans les États membres, grâce aux renvois préjudiciels (questions posées à la Cour par les juridictions nationales) et aux actions en manquement (engagées par la Commission européenne contre les États).
Ce système diffère de celui de la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH), organe du Conseil de l’Europe, abritée par la capitale alsacienne. Alors que la CEDH est une juridiction internationale, la CJUE est une juridiction « interne », en ce sens qu’elle est la cour d’un ordre juridique intégré à l’ordre juridique national. Interlocutrice des juridictions nationales, elle aide celles-ci à aplanir, en cours d’instance, les difficultés d’interprétation du droit de l’Union qu’elles rencontrent. Elle s’inscrit dans une relation horizontale avec ces cours et s’efforce d’éviter tout penchant hiérarchique. Le droit de l’Union prime la règle nationale, certes, car sans règle commune il n’y a pas d’Union, mais ce sont les juges nationaux qui appliquent ce droit et qui tranchent, à son aune, les litiges. La CJUE n’est pas une cour de dernier ressort, devant laquelle serait porté un différend après le procès national.
S’il existe un pays qui ne peut regarder la Cour de Luxembourg comme étrangère, c’est bien la France. Installée dans un Grand-Duché où plus de 120 000 travailleurs frontaliers lorrains se rendent chaque jour, la Cour emploie plus de 600 Français, de loin la nationalité la plus représentée. À la Cour comme au Tribunal, les juges délibèrent depuis l’origine dans la langue de Molière, usage précieux pour le bon fonctionnement de la juridiction et la cohérence du droit, que n’ont pas remis en cause les jeunes générations de juges, pourtant plus anglophones que leurs aînées. L’usage du français comme langue du délibéré et vecteur de communication interne entre l’institution et son personnel contribue à ancrer la Cour dans les traditions du droit continental, notamment du droit français, codifié, attaché à la sécurité juridique et aux impératifs d’intérêt public. Cet usage cohabite avec un authentique multilinguisme dans les procédures : chaque requérant peut voir sa cause entendue et réglée par un arrêt dans sa langue, ce qui favorise l’accessibilité à la Cour, l’acceptabilité de ses décisions et l’osmose entre les ordres juridiques national et de l’Union.
Ces traits permanents de la Cour ne sauraient masquer les évolutions qui dessinent les nouveaux visages du juge de l’Union.
Les nouveaux visages sont d’abord ceux des membres qui ont rejoint la Cour lors de son récent renouvellement triennal, le plus important depuis de longues années. Le tiers environ des juges et avocats généraux, nommés par les gouvernements après avis favorable du comité de « sages » de l’article 255 du traité FUE, vont faire leurs premières armes : magistrats de carrière, avocats, professeurs, juristes de gouvernement, leurs origines professionnelles sont des plus diversifiées. Ils apporteront un regard neuf et enrichiront la Cour de leur bagage. Devenus juges européens, ils ne seront pas les défenseurs des intérêts de « leur » pays, mais devront être en mesure d’exposer les conceptions propres à leur système juridique ou les enjeux que leur paraît soulever une affaire, qu’il serait utile à la Cour de connaître. Les États membres, en disposant que la Cour est composée d’un juge par État membre (le Tribunal comprend deux juges par État membre), ont en effet souhaité qu’elle soit représentative de l’ensemble des traditions juridiques.
Ensuite, ce renouvellement intervient en même temps qu’est mise en œuvre la plus importante refonte des deux juridictions depuis la création du Tribunal en 1989 : le transfert à celui-ci d’une compétence pour répondre aux questions préjudicielles des juges nationaux, dans certaines matières (notamment la TVA, les droits de douane et d’accise, le système d’échange de quotas de gaz à effet de serre). C’est un changement de paradigme. La Cour avait toujours eu l’exclusivité de cette mission et avait encore refusé cette éventualité en 2020. Il a fallu un engorgement préoccupant de son prétoire pour que ce pas soit franchi. Le Tribunal devient ainsi un acteur du dialogue du juge de l’Union et des juges nationaux. Toutes les questions préjudicielles devront encore être adressées à la Cour qui, dans le cadre d’un « guichet unique », déterminera celles qui relèvent de la compétence du Tribunal. L’objectif est de garantir la même qualité et rapidité d’examen que devant la Cour, ce que devrait permettre une certaine spécialisation des juges dans les domaines concernés.
Enfin, ce transfert de compétence vise à permettre à la Cour de dédier plus de temps aux affaires les plus importantes, dites de nature « constitutionnelle ». L’adjectif a une forte charge symbolique. La Cour deviendrait-elle une cour constitutionnelle européenne ? En ces temps de regain d’euroscepticisme, où les États se préoccupent, à juste titre, des bases de leur souveraineté, il est des concepts à manier avec prudence. L’Union n’est pas un État fédéral. Elle n’a pas de constitution mais un « cadre constitutionnel », formé des traités et de la charte des droits fondamentaux. La CJUE ne peut revendiquer un rôle identique à celui des cours constitutionnelles nationales. Elle n’est pas la cour constitutionnelle des États membres et doit entretenir avec celles-ci écoute et respect mutuels. Son rôle n’en est pas moins essentiel : en s’assurant que le législateur de l’Union et les États membres respectent les droits fondamentaux, elle protège la démocratie et l’État de droit. Sans elle et le droit qu’elle interprète, le règlement des différends risquerait de passer par l’emploi de la force, dont nous voyons chaque jour à nos portes les effroyables conséquences.
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