Antoine Magnant, directeur de Tracfin, revient sur le développement des « crypto-actifs » et les enjeux que représente cette évolution récente pour le service de renseignement financier de Bercy.
Nés à l’aube du XXIème siècle, les actifs numériques ou, plus communément appelés « crypto-actifs », se sont durablement installés dans le paysage déjà riche des services financiers et donc aussi dans le paysage criminel.
Ils se développent rapidement. Aujourd’hui, 12 % des français possèderaient des crypto-actifs contre 9,4 % en 2023 d’après les chiffres communiqués par l’Association pour le développement des actifs numériques (« ADAN »), principale association représentant ce secteur. Et plus de la moitié d’entre eux ont moins de 35 ans. C’est dire si l’appropriation des actifs numériques est un phénomène générationnel appelé à s’accroître ! À l’échelle mondiale, la valorisation de ces quelques 15 000 actifs est d’environ 2 400 milliards d’euros avec des échanges quotidiens de l’ordre de 90 milliards. Les français y auraient investis entre 32,5 et 42,5 milliards d’euros en 2023.
Si ces chiffres doivent être pris avec précaution, ils mettent en lumière un point essentiel même s’il paraît à première vue tautologique : les actifs virtuels sont perçus majoritairement par nos concitoyens comme un actif financier presque classique. Cet usage n’allait pourtant pas de soi. Dans son livre blanc de 2008 où les bases techniques du bitcoin sont posées, la personne ou l’organisation connue sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto envisage, elle, le bitcoin comme un système de paiement de pair-à-pair.
Le législateur français a été un des premiers à prendre la mesure de cette réalité socio-économique et, dès 2019, un cadre a été posé par la loi Pacte. Il repose sur deux piliers : taxation des plus-values réalisées à hauteur de 30 % et création d’un statut de prestataire de services sur actifs numériques (« PSAN »). Point capital, ce statut implique un assujettissement aux règles de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (« LCB-FT »). Cet assujettissement était et reste en parfaite cohérence avec le niveau de risque élevé en matière de BC‑FT. Cette approche pionnière a été largement consacrée par les récents textes européens en la matière, le règlement Markets In Crypto-Assets et le corpus de texte dit « paquet AML ». Désormais, au niveau de l’Union, les PSAN bénéficient d’une définition et d’un statut juridique uniques et d’un assujettissement aux mêmes règles, notamment LCB-FT. Dans ce domaine, le point le plus notable est l’identification systématique des clients à l’instar là aussi de la position française depuis 2021.
Cette évaluation du risque repose évidemment sur une analyse de leurs caractéristiques intrinsèques : conçus comme un système de paiement de pair-à-pair, les crypto-actifs permettent ainsi des transactions transnationales, quasi-immédiates, désintermédiées et pseudonymisées. Mais elle est nourrie aussi des dossiers concrets mis au jour par les enquêteurs de Tracfin au quotidien. Un exemple emblématique demeure le premier dossier traité par le Service en matière de financement du terrorisme via des crypto-actifs. En synthèse, le produit d’escroquerie au crédit à la consommation était transformé en coupons prépayés convertis eux-mêmes en crypto-actifs transférés à Al Quaïda. Outre son impact opérationnel, Tracfin a tiré deux enseignements de ce dossier en matière de mésusage des actifs virtuels. Premièrement, ils s’articulent parfaitement avec des modes opératoires classiques reposant sur les flux financiers traditionnels. Deuxièmement, les criminels se saisissent très rapidement des innovations, même complexes dans leurs utilisations.
Depuis quelques années Tracfin fait face à une quantité croissante d’informations portant sur un soupçon BC-FT utilisant ce vecteur, qu’elles proviennent des PSAN (1 449 en 2023 contre 87 en 2020) ou du secteur financier traditionnel (3 018 en 2023 contre 728 en 2020). Compte tenu de l’implantation à l’étranger de nombreux acteurs du secteur, les informations adressées à Tracfin par ses homologues étrangers sont ici particulièrement précieuses. Les signalements provenant de ces divers canaux font à la fois l’objet d’un traitement opérationnel (investigations menées par les enquêteurs du Service et transmission des informations aux autorités compétentes) et d’une exploitation sous forme d’analyses plus globales, restituées pour partie dans nos rapports annuels et dans des actions de sensibilisation ciblées.
Pour faire face à la menace, Tracfin a engagé depuis le début de l’année 2024 un ambitieux plan de formation et d’accroissement de ses capacités dans cette matière clé pour le futur des investigations du service de renseignement financier de Bercy.
Il est fort probable que la poursuite du développement des cryptos-actifs obligera les législateurs et régulateurs à envisager de nouvelles mesures réglementaires. Ainsi, est-il par exemple acceptable qu’à la différence de tous les autres flux financiers, on y autorise l’usage par les utilisateurs de technologies - on peut citer les crypto-actifs à anonymat renforcé (tel le Monero) ou les protocoles de mixage - visant à empêcher la puissance publique de suivre l’argent ? Après les paradis fiscaux, comment traiter les paradis crypto ?
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