Neuf années au service du droit, par Laurent Fabius, Président du Conseil constitutionnel.

Mes collègues Michel PINAULT, Corinne LUQUIENS et moi-même verrons le 7 mars 2025 à minuit arriver à leur terme nos mandats au Conseil constitutionnel. Un nouveau collège se constituera alors en lien avec les choix des autorités de nomination, sous le contrôle des commissions compétentes des lois. J’ai si souvent répété que le collège du Conseil devait allier compétence, expérience et indépendance pour ne pas avoir à y insister de nouveau aujourd’hui.
Il serait hors de portée de dresser le bilan des neuf années au cours desquelles j’ai eu l’honneur d’exercer la présidence du Conseil dans le cadre d’un éditorial dont la brièveté est de mise. Au demeurant, je m’y étais récemment appliqué de manière développée à l’invitation de l’Académie des sciences morales et politiques.
À l’approche du terme de ma présidence, je voudrais simplement souligner ici que ces neuf années auront été d’une intensité et, je crois, d’une utilité réelles pour permettre au Conseil constitutionnel d’approfondir sa propre transformation, engagée au tournant du siècle et accélérée par la naissance et le développement de la question prioritaire de constitutionnalité. Le « chien de garde de l’exécutif » que le Conseil apparaissait être à ses débuts est devenu un gardien vigilant de la constitutionnalité des lois et ainsi, pleinement, une Cour constitutionnelle, même s’il n’en a pas encore reçu le titre. Nous avons continûment cherché à servir les trois objectifs que je nous étais fixés à ma prise de fonction : consolider le droit, moderniser le fonctionnement du Conseil constitutionnel et l’ouvrir davantage nationalement et internationalement.
Durant la totalité du mandat de son premier Président, au début des années 1960, le Conseil constitutionnel avait jugé moins de 30 affaires ; pendant mon mandat, plus de 2000. Parmi les plus importantes de nos décisions, je citerai la valeur constitutionnelle du principe de fraternité (2018), les limites constitutionnelles de l’état d’urgence sanitaire (2020), les conditions d’utilisation d’algorithmes par l’administration (2020), la portée de l’identité constitutionnelle de la France (2021), le champ d’application du referendum d’initiative partagé (2022), la protection constitutionnelle des générations futures dans le domaine de l’environnement (2023), le recul de l’âge légal de départ à la retraite (2023), et l’accès des étrangers en situation régulière aux prestations sociales (2024).
Nous avons perfectionné nos méthodes dans l’exercice de notre office contentieux. Ont été notamment menées à bien : une simplification et une clarification de l’écriture des décisions, une motivation renforcée des décisions sur les « cavaliers », la disparition des mystérieuses « portes étroites » remplacées par des « contributions extérieures » désormais publiques, l’instauration d’un dialogue à l’audience entre les 9 membres du Collège et les parties afin que le Conseil soit parfaitement éclairé. Nous nous sommes également dotés d’un règlement intérieur de procédure pour le contrôle a priori de la constitutionnalité des lois.
La transformation numérique a été mise au service du travail juridictionnel du Conseil avec : le déploiement du site internet QPC 360°, la refonte des outils de gestion des décisions et l’établissement d’un schéma d’intelligence artificielle.
Pour diffuser la culture de l’État de droit auprès du plus grand nombre, diverses initiatives ont été prises : publication d’un rapport d’activité du Conseil constitutionnel, transformation du site internet du Conseil en un outil ouvert au grand public et aux professionnels du droit, organisation de la Nuit du droit chaque début octobre dans toute la France, ouverture d’une boutique du Conseil constitutionnel, publication d’une bande dessinée sur le Conseil, création d’un comité d’histoire du Conseil, etc...
Des audiences publiques QPC ont été organisées en région avec, à cette occasion, un dialogue avec les magistrats et les avocats et, la semaine suivante, une rencontre de ma part avec les étudiants et les professeurs de droit pour rendre publiques et expliquer les décisions prises sur les QPC examinées la semaine précédente. 12 déplacements de ce type se sont déroulés entre 2019 et le début de 2025.
Un partenariat a été établi avec le ministère de l’Education nationale comprenant l’organisation d’un Concours national pour les élèves, l’ouverture du site « Découvrons notre Constitution » pour les professeurs, les élèves et leurs parents, ainsi que l’organisation régulière de déplacements dans les lycées de la part du Président et des membres du Conseil.
Les relations du Conseil avec la doctrine ont été renforcées avec plusieurs initiatives : lancement de la revue semestrielle Titre VII, numérique et gratuite, démarche QPC 2020 qui a permis à plus d’une quinzaine d’équipes universitaires de participer au bilan des 10 ans de la QPC, prix annuel de thèse augmenté d’une résidence au Centre culturel de Goutelas, partenariat avec l’Université de Bordeaux et l’Ecole nationale de la Magistrature pour l’ouverture d’un Diplôme Universitaire « QPC et libertés ».
Parallèlement, un dialogue régulier a été organisé avec les Cours constitutionnelles étrangères, à la fois en Europe et au-delà, francophones ou non, pour constituer autant que possible un front uni autour de la défense de l’État de droit : organisation de rencontres bilatérales annuelles avec la Cour constitutionnelle de Karlsruhe (Allemagne), adhésion au cercle des 4 Cours constitutionnelles latines (France, Italie, Espagne, Portugal) et rencontre annuelle avec ces Cours, rencontres avec les cours adhérentes de l’Association des Cours constitutionnelles francophones (ACCF).
Dans un monde malheureusement souvent sans règles, sans stabilité et sans justice, le Conseil et sa sagesse sont là pour rappeler les exigences du droit et de la démocratie. Dans un contexte de crises multiples et de malaise démocratique perceptible dans de nombreux pays, il est aujourd’hui en situation de remplir son rôle, crucial dans notre République, de défenseur des libertés, qui doivent être conciliées avec la protection légitime de la sécurité. C’est cela qui nous anime, mes collègues et moi-même, au début de cette année 2025 dont il faut souhaiter, comme celles qui la suivront, qu’elle soit à nouveau pleinement utile au service de la justice et de la République.
A télécharger
L'édito en PDF (PDF - 196 Ko)