Regards croisés : entre recherche et pratique

La formation continue dans la société apprenante

Un entretien entre Virginie Madelin et François Taddei

Le "Regards croisés" repose sur un dialogue organisé entre une personne issue du monde académique et universitaire et une personne issue de l’administration publique sur un sujet d’intérêt commun. Ce dialogue est animé dans le cadre d’une interview vidéo publiée sur la chaîne YouTube de l’IGPDE. Cette interview est également retranscrite et remaniée sous la forme d’un article publié dans cette revue.

Retrouvez cet entretien en vidéo sur la chaîne YouTube de l'IGPDE

Madame Madelin, quand vous avez à expliquer ce qu’est l’IGPDE, qu’avez-vous l’habitude de dire ?

 

Virginie Madelin

Quand je parle de l'IGPDE, la première chose que j'explique, c'est que l'acronyme est très difficilement compréhensible. Il ne dit rien des missions qu'on remplit, puisque ça veut dire Institut de la gestion publique et du développement économique.

Au travers de cet acronyme, on est supposé comprendre que l'IGPDE, c'est l'Institut de formation de Bercy qui a trois missions, à la fois permettre aux agents de développer leurs compétences, accompagner la transformation publique et diffuser les savoirs par tous les moyens possibles.

Donc, en pratique, à l'IGPDE, ce qu'on va trouver, c'est des préparations aux concours. L'IGPDE est très connu pour ses préparations aux concours, c'est son cœur de métier historique, notamment la préparation au concours de l'ENA, mais pas seulement. L'IGPDE a aussi une activité de formation continue. Et, enfin, l'IGPDE fait des actions d'ouverture en mettant en relation chercheurs et praticiens.

 

Monsieur Taddei, qu’est-ce que le CRI ?

 

François Taddei

Le CRI, c'est un Centre de recherches interdisciplinaires, et ce qu'on essaie de faire assez fondamentalement, c'est d'accompagner des collectifs qui veulent résoudre des défis qu'ils ne pourraient pas facilement résoudre seuls et qui veulent travailler ensemble pour faire face à des sujets complexes. Personne n'a nécessairement la réponse à ces sujets mais ensemble, on peut chacun apporter un élément de réponse et essayer de coconstruire des projets qui ont du sens pour les uns et pour les autres.

Le CRI accueille des publics initialement universitaires en licence, master et doctorat. On a progressivement étendu ça via la formation continue et on est remonté aussi dans les âges. Par exemple avec « Les Savanturiers » qui est un programme pour que les enfants se considèrent comme des chercheurs. Parce que la recherche en sciences cognitives a montré qu'on est tous des chercheurs, on est tous nés capables de se questionner, d'expérimenter, de faire des erreurs, d'apprendre de ses erreurs et donc de réviser ses hypothèses en fonction des résultats qu'on obtient.

Nous utilisons différents types de disciplines qui viennent du digital - typiquement l'informatique et l'intelligence artificielle -, mais aussi des sciences de l'apprendre - sciences cognitives, sciences de l'éducation -, et les sciences du vivant. Et on essaie de voir comment coévoluent les intelligences - qu'elles soient d'origine biologique, culturelle ou artificielle, et l'information - qu'elle soit génétique, digitale ou écrite. Et comment ces trois formes d'intelligence et ces trois formes d'information coévoluent pour avoir les impacts sociétaux que l'on voit aujourd'hui. On essaye de faire comprendre ces enjeux et de s'assurer qu'on y met de l'éthique, de l'intérêt général… Les IA sont un peu trop souvent aujourd'hui au service d'intérêts commerciaux privés ou d'États qui veulent surveiller. Donc comment on peut utiliser l'intelligence artificielle pour la mettre fondamentalement au service du bien commun et au service des apprentissages de chacun, tout au long de la vie.

Virginie Madelin

Ça veut dire que vous avez une organisation en deux équipes, avec une thématique autour de la recherche et une thématique autour de la formation elle-même ?

François Taddei

En fait, on est très orienté vers la formation par la recherche. Donc on articule au maximum les deux.

L'idée, c'est qu'un chercheur apprend particulièrement bien parce qu'il se confronte à l'inconnu en permanence. Mais pour affronter l'inconnu, on part du connu et on a besoin d'apprendre très vite ce qui se sait déjà et, en même temps, de s'appuyer dessus pour essayer de voir plus loin et d'expérimenter, prototyper de nouvelles choses, tester un certain nombre d'hypothèses et faire progresser à la fois les connaissances.

Donc, l'idée, c'est de former à tous les âges par la recherche. Et c'est une recherche qui est au service des apprentissages et un apprentissage qui est nourri par la recherche et nourri par les méthodes issues de la recherche.

Virginie Madelin

D'accord. Donc, vous n'allez pas avoir un corps enseignant qui se consacre uniquement à faire de l'enseignement ?

François Taddei

Non, la plupart des gens qui enseignent ici sont des chercheurs ou des professionnels du design ou de l'innovation, de l'expérimentation, et ils apportent tous des choses. L'idée de base, c'est que de toutes les manières, les savoirs sont disponibles en ligne, disponibles de plein de manières aujourd'hui. Et donc, ce qui compte, c'est de savoir les mobiliser pour aller plus loin et pour affronter des défis.

Fondamentalement, on a toujours plus de défis personnels, collectifs et globaux, aujourd'hui. Et la question, c'est : comment on apprend à relever les défis ? Et la recherche est une bonne manière d'apprendre à relever des défis.

Apprendre par la recherche à relever des défis, on pense que ça fait partie des compétences du 21e siècle. L'OCDE les a définis d'ailleurs en partie comme ça, en disant que savoir résoudre des problèmes complexes, c'est une des compétences les plus recherchées aujourd'hui. Parce que, typiquement, on est tous confrontés à des réalités toujours plus complexes, ambigües, volatiles, imprécises et incertaines, et il faut apprendre à y faire face.

Donc on essaie de préparer les individus en leur offrant, encore une fois, plus des méthodes que des connaissances de base qui, de toutes les manières, sont disponibles ailleurs.

Virginie Madelin

C'est amusant parce qu’à l’IGPDE, on est confrontés exactement aux mêmes difficultés : le monde complexe, l'incertitude permanente… Mais la réponse qu'on apporte, c'est forcément, parce qu'on doit apporter notamment une formation sur le cœur de métier, d'avoir un corps professoral qui est constitué essentiellement de praticiens, donc des gens qui savent aussi régler des problèmes complexes par l'expérience, mais peut-être avec moins de recul.

 

Monsieur Taddei, vous promouvez l’idée d’une société apprenante à travers vos travaux. Quels en sont les principaux axes ?

 

François Taddei

L'idée de société apprenante, c’est que chaque individu apprend d'autant mieux qu'il est réflexif et qu'il a appris à apprendre.

Quand on fait des études comparatives entre les êtres humains et d'autres espèces, honnêtement nos capacités cognitives individuelles ne sont pas exceptionnelles. Ce qui nous différencie d'autres espèces, c'est notre capacité à apprendre des autres, et ça, dès le plus jeune âge. Donc, on est de très bons apprenants conditionnels et environnés. Ça suppose de bien penser l'environnement dans lequel on apprend. Et comment est-ce qu'on peut apprendre les uns des autres ? Si on est mis en compétition les uns avec les autres, dans un contexte scolaire par exemple, on n'est pas invité à apprendre les uns des autres. On est invité à apprendre uniquement de la génération du dessus. Ça, c'est le modèle assez classique.

Par contre, si on admet que personne ne sait tout, mais que tout le monde sait quelque chose et qu'on a tous à gagner à apprendre les uns des autres, déjà on entre dans des dynamiques de collectifs apprenants, et les collectifs apprenants peuvent exister à toutes les échelles. Et donc cette capacité à apprendre les uns des autres est toujours plus vraie parce qu'on a des outils digitaux qui nous permettent de nous connecter.

Et aussi, on est aujourd’hui dans un monde où même les machines apprennent. C'est quand même très nouveau. Pendant longtemps, même si l’on savait que les autres animaux apprenaient, qu’il y avait de l'apprentissage dans le vivant, on avait un peu tendance à se considérer comme une intelligence supérieure aux autres. Et d'ailleurs, on maltraitait souvent les intelligences qu'on considérait comme inférieures, y compris d’ailleurs dans notre société. Mais maintenant, il y a des intelligences artificielles qui sont supérieures à nous dans toujours plus de dimensions, et on commence à avoir un peu peur d'ailleurs. Il y a donc un besoin toujours plus grand d'éthique et de savoir pourquoi est-ce qu'on apprend et comment est-ce qu'on doit se comporter vis-à-vis les uns des autres, comment est-ce qu'on doit promouvoir l'intelligence collective plutôt qu'une intelligence pyramidale et verticale.

Mais comment est-ce qu'on crée des collectifs dans lesquels on apprend les uns des autres et, en particulier, à résoudre des défis dont personne n'a la solution, des crises comme celles du covid, du climat, des Gilets jaunes… ? Il y a plein de crises auxquelles on est confronté, où on voit bien qu'il faut faire preuve d'humilité, admettre qu'on ne sait pas tout. Le plus sage des Grecs, c'était Socrate, parce qu'il savait qu'il ne savait pas. Comment est-ce qu'on fait preuve de cette forme de sagesse ?

 

Madame Madelin, est-ce que la formation continue à Bercy s’inscrit dans cette idée de la société apprenante ?

 

Virginie Madelin

En fait, pour moi, la formation continue, c'est un moment de cristallisation.

C'est-à-dire que, bien sûr, je suis très séduite par l'idée de la société apprenante et, en plus, je pense que ça correspond à ce que chacun vit. On ne pourrait pas dire qu'on n’a appris qu'à l'école, même si on a fait de longues études. Et je comprends que la société apprenante permet à chacun et au collectif d'acquérir des connaissances, des compétences.

Mais la formation continue, c'est le moment où, finalement, on va consolider tout ce qu'on a appris plus ou moins consciemment. C'est comme ça que je le vois. Quand je regarde la formation telle qu'on la pratique à l'IGPDE, on a des formations qui sont vraiment sur le cœur de métier des agents de l’administration, comme je le disais tout à l'heure, avec des praticiens qui passent en revue les savoirs qu'il faut avoir acquis pour exercer correctement son métier.

Bien sûr, à chaque fois, c'est un mélange de nouveautés et de choses qu'on a apprises parce qu'on est dans une corporation, dans un ensemble de personnes qui ont le même métier, les mêmes objectifs.

Mais c'est vrai aussi pour tout ce qui est les soft skills, comme le management par exemple. On sait bien que c'est un apprentissage sur le terrain, mais c'est bien de prendre un temps où on se pose et on réfléchit à notre pratique. Quand on est en formation avec d'autres, on est dans une mini-société apprenante parce qu'on échange aussi avec les autres sur leur pratique et on apprend d'eux, on n'apprend pas uniquement du professeur. On a quand même dépassé ce modèle où le professeur est en surplomb et il explique aux élèves.

Donc, pour moi, la formation continue, c'est vraiment un espace qui a tout à fait sa place et sa raison d'être dans la société apprenante.

François Taddei

En relation avec ce que vous dites sur ces modalités d’apprentissages qui permettent davantage d’échanges, il y a des petites modifications aux modèles d’enseignement traditionnels qui peuvent changer un certain nombre de choses.

Les formats de type classe inversée ou conférence inversée, par exemple, permettent l’éclosion de collectifs plus apprenants que dans une classe descendante, puisqu'il y a plus de gens qui vont questionner et apporter des témoignages. Alors que s'il y a essentiellement une personne qui s'exprime dans une formation, on voit bien que ce n'est pas la même relation aux savoirs et aux sachants.

Virginie Madelin

Mais pour rebondir sur ce que vous dites, on a évoqué aussi dans une conversation par ailleurs la question des classes virtuelles, et on y reviendra peut-être sur l'enjeu que ça représente, la menace et l'opportunité.

Avec la classe virtuelle, justement, l'enjeu, c'est de réussir à en faire quand même un lieu où les échanges sont possibles entre les participants. Et là, ça va être vraiment une difficulté. Moi, j'ai vu des formateurs de l'IGPDE qui témoignaient sur le fait que c'est beaucoup plus difficile de créer un collectif quand on est à distance que quand on est en présence les uns des autres.

François Taddei

Disons que c’est possible mais ça demande des efforts, des pédagogies et des outils adaptés.

Mais effectivement, disons que, trop classiquement, on a une formation assez verticale, et puis, c'est à la pause-café qu'on a les échanges. Si dans le virtuel, on a supprimé la pause-café et qu'on est encore dans une pédagogie verticale, alors on perd la qualité d'interaction. Si on est dans une pédagogie plus horizontale, plus accompagnante, qui permet l'expression en utilisant différents types de logiciels, différents types de méthodes, on peut arriver à dépasser ça, même en virtuel, mais ça suppose un vrai effort et un vrai investissement.

Pour vous donner juste un exemple, j'étais hier avec le président de l’Arizona State University, Michael Crow. Il a 300 personnes qui développent des outils numériques pour son université. C'est juste pour vous donner l'ordre de grandeur des moyens qu'une université - publique, en l'occurrence - est capable de se doter. Et donc on a des collègues outre-Atlantique qui ont des moyens. En Chine, ils ont 30 centres de recherche sur IA et éducation, juste pour vous donner des ordres de grandeur.

Mais typiquement, en France, les universités font de la recherche sur quasiment tout, sauf sur elles-mêmes et sur leurs apprentissages. L'État fait de la recherche sur énormément de sujets, mais quasiment pas sur l'éducation, la formation et l’amélioration de ses outils, de ses pédagogies.

Donc si nous on n'est pas capable, en tant que pays ou en tant qu'Europe, de se doter de moyens de R et D [recherche et développement, ndlr] sur ces sujets, il ne faut pas s'étonner si on a un certain nombre de difficultés et qu'on est potentiellement en situation de décrochage. C'est quoi l'Institut Pasteur de l'éducation ? C'est quoi l'INSERM de la formation ? C'est des budgets conséquents qu'on investit collectivement, mais si on ne fait pas de R et D dedans, il ne faut pas s'étonner si on n'arrive pas à s'adapter à un monde qui change. Dans la société de la connaissance, si on n'investit pas dans notre capacité à apprendre, on ne va juste pas s'en sortir.

 

Un grand nombre des activités de demain nous sont encore inconnues. Comment former efficacement sans savoir quels vont être les emplois, les activités, les besoins professionnels à moyen et long terme ?

 

François Taddei

Typiquement, les machines, elles, elles connaissent toutes les réponses connues, mais leur incapacité à penser en dehors de la boîte fait qu'on a intérêt à apprendre à penser out of the box, pour le dire en anglais.

Mais cette capacité à affronter l'inconnu, ça s'apprend. Et la plupart des métiers de demain seront des métiers où il faudra savoir faire des choses que les machines ne savent pas faire. Dans mon cas, j’ai été sélectionné dans le système éducatif sur ma capacité à mémoriser et à calculer. Mais pourtant, n'importe quelle machine mémorise et calcule mieux que moi et mieux que n'importe quel être humain aujourd'hui. Donc on voit bien qu'on a besoin de développer de nouvelles compétences qui ne sont pas celles d'hier. Et ça, je pense que c'est un axe très important.

Donc cette capacité à faire des choses que les machines ne savent pas faire, c'est une capacité qui n'est même pas fixe, puisque les machines apprennent à faire de nouvelles choses tous les jours, mais typiquement, la capacité à l'empathie, par exemple, la capacité à coopérer, la capacité à être créatif, la capacité à un esprit critique, la capacité à affronter l'inconnu, à affronter ses peurs, etc. Ça, c'est des choses qu'une machine ne sait pas. Elle ne sait pas ce que c'est que la peur, elle ne sait pas ce que c'est que l'empathie, elle ne sait pas ce que c'est que le sens. Donc, trouver du sens dans ce qu'on fait. Pourquoi est-ce qu'on apprend ? Pourquoi est-ce qu'on est là ? Quel est le sens de son métier ? Quel est le sens de sa présence sur Terre ? Avant que les machines ne soient capables de répondre à ces questions d'une manière satisfaisante, il faudra un temps très long.

Cette capacité à faire des choses que les machines ne savent pas faire, je pense qu'elle sera toujours plus essentielle. Et toujours à réinventer, encore une fois, parce que les machines progressent et que même nos potentialités progressent, ce qui est intéressant.

Virginie Madelin

Pour nous, dans la formation continue, à défaut d'avoir de la recherche sur nos méthodes pédagogiques, ce qu'on essaie de faire, c'est à la fois d'être en veille permanente et d'expérimenter.

En veille permanente, c'est-à-dire qu'on essaie d'identifier les sujets émergents. Par exemple, il y a quelques années, on avait repéré le sujet de l'écologie numérique, qui nous paraissait très important. Eh bien, on a essayé de l'instiller dans toutes nos formations, parce que ça nous semblait indispensable. Il y a beaucoup d'autres sujets que je pourrais prendre comme exemple, notamment tout ce qui tourne autour de la data, autour de l'intelligence artificielle.

Donc un exercice de veille permanent avec notre bureau de la recherche, en interrogeant nos « clients », c'est-à-dire les directions du ministère qui prescrivent de la formation continue. En discutant aussi avec nos prestataires, parce qu'on a un certain nombre de nos formateurs qui viennent du privé et qui captent aussi l'air du temps, les questionnements, les sujets qui s’imposent en matière de formation. C'est un ensemble de choses pour la formation continue, qui fait que, bien qu'on ne connaisse pas encore les métiers de demain, on peut quand même former les gens et, finalement, sans le savoir, on apprend aux gens à apprendre leur futur métier, c'est-à-dire à être toujours disponible pour les évolutions qu'ils vont rencontrer.

François Taddei

Je rajouterais volontiers un point là-dessus. Une des choses qu'on avait proposées dans le rapport « Vers une société apprenante », et qui pourrait être intéressante par rapport à ces métiers en gestation, c'est d'avoir des espèces de laboratoires des métiers de demain, c'est-à-dire de regrouper tous ceux qui ont envie d'explorer ce que ça peut être. Ça peut être un jeune qui vient d'arriver dans le métier, ça peut être un vieux de la vieille qui, ayant beaucoup bourlingué, a suffisamment de recul pour se rendre compte qu'il y a vraiment des ruptures qui sont en gestation. Ça peut être des gens de différentes origines qui vont apporter des angles différents, ça peut être des gens qui ont vu ces métiers en gestation dans d'autres pays naître, ça peut être tout un tas de choses.

Mais j'ai l'intuition que typiquement, si on ne veut pas que ces métiers nous soient dictés de l'extérieur, on a intérêt à avoir des lieux qui contribuent à les inventer. Ce qui suppose un certain nombre de choses, y compris dans la gestion RH. Qui est légitime pour passer du temps pour inventer autre chose, par exemple ? Est-ce que je fais ça sur mon temps de week-end ? Le soir par passion ? Est-ce que je suis reconnu comme expérimentateur, si ce n'est chercheur, de ces métiers de demain ?

Ce que je dirais volontiers, c'est qu'historiquement, et même dans le vivant en général, il y a une distinction entre exploitation et exploration. Est-ce qu'on exploite les connaissances connues ou est-ce qu'on explore l'inconnu ? Vous êtes un oiseau, est-ce que vous explorez toute la forêt ou est-ce que vous exploitez un arbre où vous mettez votre nid et vous n'en bougez plus ? Et on voit bien que cette tension existe à tous les niveaux. Et si vous êtes dans un monde qui change très lentement, vous avez une mine d'or et vous l'exploitez jusqu'à la fin de vos jours, voire sur plusieurs générations, et vous n'avez rien n'a changé. Mais si vous êtes dans un monde qui change super vite et où votre mine d'or s'épuise avant que vous ne vous soyez rendu compte, il va falloir explorer ailleurs. Le ratio entre exploration et exploitation dépend de la vitesse à laquelle change le monde autour de vous. Donc, si vous êtes dans un pays, dans une société où les changements sont toujours plus rapides, il faut que la fraction du temps que les uns et les autres passent à explorer aille croissant. Et donc il faut créer des lieux, y compris des espaces-temps, et donc des conditions, y compris RH, d'accompagnement de ces explorations.

Virginie Madelin

Dans l'administration, on a de plus en plus des labs qui se développent. Pas forcément sur les sujets qu'on évoque ici, mais des labs où les agents publics peuvent aller passer une partie de leur temps pour se consacrer à des innovations.

François Taddei

Oui, c'est une première brique dans ce sens-là.

 

Monsieur Taddei, vous défendez une conception très active et surtout interactive de l’apprentissage. Selon-vous y a-t-il une différence de nature entre l’apprentissage en formation initiale et en formation continue ? Si oui, laquelle ou lesquelles ?

 

François Taddei

D'abord, biologiquement, il n'y a pas de différence entre un cerveau de quelqu'un qui est en formation initiale ou en formation continue. Ça, c'est la première chose. Éventuellement, en fonction de l'âge, il peut y avoir une différence, mais à 25 ans, vous pouvez être encore en formation initiale ou déjà en formation continue, et honnêtement, c'est le même cerveau. Biologiquement, il n'y a pas eu de modification particulière. Il y a des conditions sociales qui ne sont pas les mêmes. Ces conditions sociales, c'est : est-ce que vous avez un statut d'étudiant et vous êtes à plein temps consacré à ça ou est-ce que vous avez un statut de salarié et vous êtes éventuellement en train de passer du temps spécifique pour retourner en formation ?

Mais ce qui est vrai, c'est que par ailleurs, il y a des lieux formels d'apprentissage et des lieux informels. Des lieux informels, ils existent à tous les âges. Et en fait, c'est vrai qu'ils sont peu reconnus par construction par l'institution, qui a tendance à se positionner au centre de ce qui est légitime, mais ils peuvent être fondamentaux pour énormément de dimensions.

Et donc, la question, c'est : si on est dans un lieu formel, il y a éventuellement un professionnel en face qui a pour responsabilité et éventuellement pour formation de vous accompagner. Et est-ce qu'il est là pour vous canaliser, catalyser, vous mettre dans une boîte ou est-ce qu'il est là pour vous inviter à explorer et développer votre réflexivité, etc. ? On voit bien qu'il peut y avoir différents types d'attitudes.

Mais fondamentalement, c'est les individus qui apprennent. Les enseignants créent juste au mieux les conditions qui favorisent le questionnement, l'apprentissage ou pas, parce qu'il y a malheureusement un ensemble de situations où, typiquement, si on stresse trop les élèves, on les met dans une situation où ils deviennent incapables d'apprendre. Juste pour vous donner un exemple, les jeunes qui ont subi des traumatismes dans l'enfance ont trente fois plus de chance de devenir des décrocheurs.

Donc on voit bien que si on n'a pas pris conscience des difficultés psychologiques, sociales dans lesquelles arrive l'individu, si on dit "l'école est un havre et tout ce qui se passe à l'extérieur n'a aucun rapport", ça ne fonctionne pas. Donc il faut prendre l'individu dans sa complexité et faciliter ces apprentissages, l'aider à prendre du recul et l'aider à se dépasser. Et ça, c'est possible. Ce n'est pas une fatalité ce taux de décrochage dont je parle. Si on a des enseignants, par exemple, qui sont formés à comprendre ces traumatismes et à accompagner les élèves, on peut les aider à s'en sortir malgré tout.

Virginie Madelin

Sans aller jusque-là, à l'IGPDE, comme je l'ai dit au début, on fait des préparations aux concours internes. Et d'une certaine façon, ça fait écho à ce que vous dites. C'est-à-dire qu'on voit que les individus peuvent avoir accès à des grades parce qu'en fait, c'est à des métiers ou plus souvent à des grades qu’on forme, en prenant le temps, justement, d'acquérir les compétences nécessaires pour réussir les concours.

 

Madame Madelin, quelle sont les innovations pédagogiques que développe l’IGPDE ?

 

Virginie Madelin

Je dirais qu'on a trois types d'innovation.

D'abord, des innovations organisationnelles. On a une organisation classique avec des chargés de formation par thématique. Puis, elles organisent ou ils organisent — mais c'est souvent des femmes — les formations avec le réseau de formateurs qu'elles connaissent ou qu'elles se constituent. On a mis en place une innovation organisationnelle en réunissant toutes les bonnes volontés de l'IGPDE autour d'un sujet : comment on peut dispenser de bonnes pratiques pédagogiques à nos formateurs ? Et, nous-mêmes, quelle est la vision que l'on a de la pédagogie qu'on voudrait partager ?

Donc, on a eu une réflexion collaborative. On a créé un pôle pédagogique qui est en dehors de toute hiérarchie et qui a pour vocation d'aider, à la fois, les responsables de formation à structurer l'expression des besoins quand elles recherchent ou ils recherchent des formateurs, mais aussi à donner des conseils justement pour partager ce que l'on sait de la pédagogie et de ce qui marche et ce qui ne marche pas.

Je ne vais pas tellement détailler, mais évidemment toute la crise sanitaire qu'on a vécue depuis un an nous a conduits à faire des classes à distance, des classes virtuelles. On a fait, finalement, de cette période difficile, une opportunité. On a mis à disposition beaucoup de formations à distance et on a fait des enquêtes qui montrent que, malgré les difficultés techniques, les stagiaires ont été très contents de ces classes. Maintenant, on prend conscience qu'on bute sur des évolutions culturelles et sur des problèmes techniques, donc rien n'est gagné. Il faut "réinnover", chaque fois, sur une innovation de base.

Puis, dernière chose, on innove beaucoup dans les formats que nous proposons. Nous, ce qu'on fait, c'est qu'on teste dans des journées dédiées à l'expérimentation. Par exemple, on fait « La quinzaine des managers », on fait « Les journées du numérique » dans des moments dédiés à des thématiques spécifiques. Et là, on teste toutes les innovations, tous les formats innovants possibles. On sait que le jeu est un mode d'apprentissage assez efficace donc on essaie de faire des serious games. On fait aussi des dessins animés pour donner accès à tous à une problématique à travers des formats de quatre à cinq minutes. Par exemple, on a un dessin animé qui va bientôt sortir sur le management des projets.

On fait des conférences en faisant venir des gens qui n'ont pas très souvent la parole dans les cercles institutionnels. Et François, par exemple, on n'est pas aujourd’hui dans une conférence, mais on est dans un format qu'on essaie innovant aussi. Ce n'est pas du tout par hasard qu'on vous a demandé de parler avec moi représentant l'Institut. C'est justement parce qu'on sait combien c'est riche de parler avec des gens qui ne sont pas de notre environnement.

On essaie vraiment de varier les formats. Et puis, on s'inspire des autres, aussi, quand ils ont des innovations. Je parlais avec vous tout à l'heure, vous me disiez que vous pratiquiez beaucoup la classe inversée et je pense que… c'était une idée que j'avais il y a trois ans en arrivant, que j'ai perdue, mais c'est vrai qu'aujourd'hui, et vous le disiez tout à l'heure sur le distanciel, ça pourrait, pour nous, être une innovation pédagogique assez riche et intéressante.

 

Le travail peut être considéré comme un lieu d’apprentissage informel permanent. Dans ce contexte est-ce que la formation doit se faire immédiatement, sur place et à la demande, ou bien faut-il la préserver comme un moment à part et ailleurs, favorable à la prise de recul ?

 

François Taddei

Disons que dans un monde qui change toujours plus vite, on se doit d'apprendre toujours plus. Idéalement, il faudrait être en permanence en train d'apprendre. Et en l'occurrence, il y a des moments différents où on peut apprendre.

L'expérience professionnelle est un cadre très intéressant où on apprend plein de choses, a fortiori quand son métier change régulièrement et qu'il n'y a pas de vraie routine parce qu'en permanence, il y a de nouveaux défis à relever. Mais prendre des temps dans un cadre professionnel, ou connexe, de type formation continue pour développer cette réflexivité et cette capacité à savoir — nous, ça fait typiquement partie des questions de recherche sur lesquelles on travaille en ce moment —, c'est : où j'en suis dans mon parcours ? Où suis-je ? Ou vais-je ? C'est des questions de base qu'on peut se poser depuis la nuit des temps.

À l'heure du digital et de l'intelligence artificielle, on a un GPS qui nous aide à savoir où on est dans le monde physique, et éventuellement, où on veut aller dans le monde physique. Puis on a des services qui nous aident à savoir comment on va de là où on est à là où on souhaite aller.

Dans le monde de la connaissance, on n'a pas encore ces services-là, mais on peut créer des GPS de la connaissance pour savoir où on est en fonction de tout ce qu'on a déjà appris, dans des contextes formels ou informels. Puis on peut, éventuellement, savoir que pour changer de métier ou pour évoluer professionnellement ou pour relever un défi personnel ou un défi de sa communauté, on peut nécessiter de nouveaux apprentissages et savoir qu'il y a différents chemins pour y aller. De même que dans le monde physique, vous avez le choix entre un vélo, une voiture, un transport en commun ou y aller à pied, vous pouvez avoir accès à une formation en physique, à la rencontre d'un mentor, rencontrer des pairs qui ont les mêmes types de questionnements.

Au CRI, on est typiquement en train d'essayer de créer des services qui aident à répondre à ces questions de : où suis-je ? Où vais-je ? Et comment j'y vais ? Et en facilitant cette réflexivité. Je pense que le point clé, c'est la question de la réflexivité. On peut perdre beaucoup de temps à tâtonner. Si on sait où on va, c'est quand même beaucoup plus simple. Mais savoir ce qu'on sait, ce n'est pas si facile. Savoir ce qu'on ne sait pas, c'est encore plus difficile.

Pour savoir comment on peut apprendre ce qu'on ne sait pas encore, on peut faire confiance à l'institution qui nous dit : "Allez suivre cette formation. Ça va bien se passer et vous allez monter en compétences.", et l'institution, dans sa clairvoyance, n'a pas forcément tort, mais si le monde change super vite, il n'est pas évident que l'institution soit suffisamment réactive, que les formations soient toujours adaptées. Donc où est-ce qu'on peut apprendre ce qu'on a besoin d'apprendre ? C'est un défi, à mon avis, déjà important aujourd'hui et qui ira probablement croissant demain.

 

Madame Madelin, l’IGPDE à 20 ans cette année, quels sont les changements que vous avez pu percevoir lors de la crise du Covid, et comment voyez-vous l’IGPDE dans le futur ?

 

Virginie Madelin

Sur le Covid, le gros changement qui s'est produit, ça a été que tout d'un coup, on a fermé l'IGPDE. Fermé complètement, c'est-à-dire que plus personne n'avait accès aux locaux. Dès lors, ce qui a été très impressionnant et vraiment, j'en suis très reconnaissante aux équipes, c'est que tout de suite, elles se sont organisées pour continuer à proposer des formations. Et pour ouvrir, aussi, tout ce qui existait déjà sous forme de e-formation. Ça a été mis à disposition de tous les ministères et ça a eu beaucoup de succès.

Donc, le gros changement, ça a été les classes virtuelles. Comme je le disais tout à l'heure, ça a été, à la fois, une opportunité puisqu'on a développé les classes virtuelles. Ça nous a permis aussi de réfléchir à ce qu'apportait le présentiel, qui est irremplaçable. Et ça nous questionne encore aujourd'hui. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, je crois qu'on doit continuer à s'interroger sur le modèle qu'on veut proposer. On sait que ça ne sera plus jamais uniquement du présentiel. Je crois que ce ne sera jamais uniquement du distanciel. Mais certainement, la vérité est entre les deux. Il faut un mélange de présence et de distance.

Je pense que la trame, le fil conducteur de la réflexion, c'est en fait la demande croissante de la part des agents d'avoir des parcours de formation individualisés. C'est que chacun soit reconnu dans son individualité pour avoir un parcours de formation adapté à ses besoins professionnels et personnels aussi, bien sûr. Ça, c'est vraiment le gros défi.

Sinon, ça fait longtemps que je me demande, si les locaux de l'IGPDE étaient complètement transformés, comment j'imaginerais le nouvel institut. Je m'étais dit : "Il faudrait un lieu lumineux, ouvert, avec des kiosques où les uns et les autres pourraient aller puiser ce dont ils ont besoin." Depuis, j'ai visité le CRI, et je me dis que c'est un modèle à suivre. Le bâtiment est magnifique, en plus de tout ce que vous avez pu nous dire jusqu'à maintenant, qui est passionnant.