Par Vincenzo BUFFA, Eve CHIAPELLO, Océane RONAL, Antonin THYRARD
Cet article cherche à définir et à mettre en évidence le processus de financiarisation des politiques publiques qui a accompagné la financiarisation de l’économie au cours des deux dernières décennies. Ce processus, qui peut être décrit de multiples manières (poids des marchés financiers, dématérialisation, inventivité de l’ingénierie financière, etc.), transporte avec lui des conceptions du monde, des méthodes pour penser les problèmes, des techniques de calcul et des principes de décision particuliers. Financiariser une politique publique consiste à transformer le langage et les instruments qui l’organisent et à y importer des pratiques et des modes de pensée issus du monde financier, une transformation qui accompagne une intensification des connexions entre politiques publiques et monde de la finance privée et qui redessine les contours de l’action publique.
Dans cet article, nous présentons trois cas exemplaires de financiarisation marqués par la volonté de développer des politiques publiques prenant appui sur des acteurs financiers privés au travers notamment de montages financiers permettant une hybridation public-privé des flux de financement. Il s’agit dans les trois cas de construire des circuits financiers alternatifs destinés à mobiliser l’argent privé de façon volontaire, par opposition à des formes coercitives comme la conversion obligatoire de dépôts en obligations d’État ou encore l’impôt. La financiarisation des politiques publiques requiert un travail conséquent tant idéologique, visant les conceptions de l’action publique, que socio-technique de transformation des dispositifs de gestion, dont les conséquences sur les transformations de l’action publique méritent d’être réfléchies.
Trois cas de financiarisation des politiques publiques
Présentation des cas d’études
Cet article ne cherche pas à documenter le rôle des politiques publiques dans le développement de la financiarisation de l’économie (la financiarisation par les politiques publiques), ce qui nous emmènerait vers une étude de la réglementation bancaire ou de la politique monétaire, mais à participer à l’étude de la financiarisation des politiques publiques. Nous nous intéressons en priorité à des politiques massivement et historiquement financées par des ressources budgétaires qui depuis quelque temps sont réagencées pour rendre possible l’attraction de fonds privés. Nous évoquons dans ce texte une politique européenne (de développement régional) et deux politiques de l’État français, l’une relevant de la politique étrangère (d’aide au développement), l’autre à destination nationale (d’innovation sociale).
Le premier cas vise la part croissante des fonds structurels et d’investissement européens (FESI) utilisée sous la forme de ce qui est désigné par le terme d’« instruments financiers » (IF). Ces derniers utilisent l’argent public pour accorder des prêts, prendre des participations dans des entreprises ou offrir des garanties à des acteurs financiers privé1. Les premières expérimentations d’IF dans les FESI sont initiées en 1993. Portés par une rhétorique les présentant comme plus économes et mieux contrôlés que les subventions, les IF sont activement promus par la Direction des politiques régionales de la Commission européenne (DG Regio) et la Banque européenne d’investissement (BEI). Ils sont d’abord proposés aux partenaires locaux de la Commission pour remplacer les subventions aux entreprises. La crise de 2008 représente un tournant entraînant un fort développement du recours aux IF. Les gouvernements suivent alors la DG Regio dans sa proposition d’ouvrir l’usage des IF à tous les objectifs poursuivis par les politiques structurelles, c’est-à-dire à l’éducation, à la formation professionnelle, à l’économie sociale, à la recherche, à l’énergie et aux questions climatiques là où ils étaient auparavant uniquement destinés à la compétitivité des entreprises traditionnelles. En 2014-2020, les acteurs locaux ont alloué 20 milliards d’euros issus des FESI (et autant de cofinancements locaux) à des instruments de prêts, garanties et participations, contre 10 milliards au cours de la période précédente. Pour 2021-2027, ces montants devraient encore croître.
Le deuxième cas se rapporte au choix d’augmenter de façon significative la part d’aide au développement française délivrée par la voie de l’investissement en capital (ou PE : private equity). Depuis la création de la Proparco 2 en 1977, société financière filiale de l’AFD3 exclusivement dédiée au financement du secteur privé, la prise de participation minoritaire et temporaire, à conditions de marché, dans des entreprises privées fait partie des moyens d’action possibles de l’aide au développement française (Ducastel, 2019). Pour autant, ce n’est qu’au cours des dernières décennies que ce canal de financement a pris une place grandissante. Au niveau international, c’est la première conférence sur le financement du développement à Monterrey en 2002 qui introduit la nécessité d’adjoindre des flux financiers privés aux efforts publics en faveur du développement. La même année, le groupe AFD décide de relancer ses activités de PE via Proparco afin d’inciter à l’investissement privé sur les territoires bénéficiaires d’aide. Proparco constitue à ce titre l’une des nombreuses institutions financières de développement qui se sont développées dans le monde à l’instar de la plus puissante, la SFI4, filiale de la Banque mondiale créée en 1956. L’activité de PE de Proparco entame alors une phase de croissance rapide nécessitant la création d’une équipe dédiée aux « Fonds propres et participations » ainsi que deux augmentations de capital en 2002 et 2008 (cette dernière souscrite à 43 % par des actionnaires privés). En 2008, le groupe crée encore le Fonds d’investissement et de soutien aux entreprises en Afrique (FISEA) pour un montant de 250 millions d’euros. Ce fonds souverain constitue un dispositif de politique publique inédit dans la boîte à outils française, renforcé depuis 2017 par une stratégie visant à quintupler les volumes d’engagements en PE de Proparco à l’horizon 2020.
Le troisième cas est celui des contrats à impact social (ou CIS, une adaptation française de l’invention britannique des social impact bonds). Il s’agit de montages financiers agençant un commanditaire (souvent un acteur public) et des investisseurs privés pour le financement des programmes sociaux. Les CIS font évoluer un autre instrument de financement des services sociaux, les contrats liés aux résultats (payment by results, PbR). Les PbR permettent de lier les paiements prévus pour les prestataires de services avec des objectifs préalablement définis, les prestataires n’étant payés par les pouvoirs publics que s’ils atteignent les résultats sociaux prévus. Ce montage avait été critiqué comme mettant en danger la stabilité financière de prestataires, souvent associatifs ou coopératifs, mis en situation de devoir supporter le risque de « faillite » d’une intervention sociale. L’idée des CIS est d’ajouter au montage un autre acteur capable d’assumer ces risques financiers, un « investisseur », qui ne sera remboursé par la puissance publique que si le prestataire de services sociaux atteint ses objectifs sociaux. Les investisseurs financiers sont donc appelés à préfinancer les opérations et à encaisser les PbR en cas de succès. Après une première expérimentation britannique en 2010, les CIS sont testés dans d’autres pays. La France rejoint ce mouvement en 2016 avec la parution d’un appel à projets interministériel attirant une soixantaine de candidatures5, dont 13 sont retenues. Les porteurs de ces projets ont ensuite initié un parcours en vue d’une possible contractualisation avec l’État, l’appel à projets ne conduisant pas à un engagement financier public, mais à une labellisation attestant de la conformité des projets au modèle. Il existe actuellement 8 CIS signés et 3 à l’étude. En 2019 a été annoncée l’ouverture d’un Fonds de paiement aux résultats (FPR) qui devrait systématiser et simplifier l’engagement financier des pouvoirs publics dans les CIS.
Effet de levier et retour sur investissement
Ces trois exemples sont autant de cas de financiarisation de politiques publiques, dans la mesure où leurs concepteurs cherchent à faciliter la mise en œuvre de politiques consommant peu – au moins à court terme – de ressources budgétaires grâce à un enrôlement actif de ressources d’investisseurs privés. Dans le cas des IF des FESI européens, il s’agit d’utiliser les fonds structurels pour prêter ou investir dans des activités jugées importantes des régions européennes, ou pour accompagner des investisseurs qui le feraient en leur offrant des garanties. Ces montages sont justifiés par une rhétorique de « l’effet de levier », selon laquelle l’argent public investi aurait un effet multiplicateur sur l’argent privé, l’ensemble permettant en définitive d’orienter vers des objectifs de politique publique des montants bien supérieurs à ce que l’argent public parviendrait à faire seul. Dans le cas du PE de développement, si les ressources utilisées ne sont pas des ressources budgétaires, mais des ressources principalement levées sur les marchés avec la garantie qu’apporte l’État à sa banque de développement, il s’agit, de même, de réaliser des investissements en capital dans des entreprises pour inciter les détenteurs ou gestionnaires de capitaux privés à co-investir. Enfin dans le cas des CIS, si l’acteur public est engagé par contrat, les ressources budgétaires ne seront prélevées que l’année de terminaison du contrat et non l’année de signature.
Une autre marque de la financiarisation de ces politiques est la promesse de pouvoir bénéficier d’un retour sur investissement et donc de pouvoir réemployer l’argent public pour faire plus. Dans le cas des IF et du PE, l’argent investi est censé revenir un jour dans les poches publiques et l’argent mis en garantie n’est pas censé être consommé. Les CIS, quant à eux, ne peuvent certes pas annoncer un retour sur investissement classique pour l’acteur public, mais leur développement s’accompagne de l’anticipation de « coûts évités », une prestation de services réussie étant réputée permettre des économies futures (par exemple éviter de verser des prestations chômage) qui peuvent alors être partagées entre le secteur public qui est le payeur en dernier ressort de la prestation et le secteur privé qui en avance le coût.
La financiarisation en pratiques
Nous montrons dans cette partie que l’adoption de ces pratiques financiarisées suppose des changements, très concrets et souvent simultanés, dans les dispositifs et les procédures de description et de mise en œuvre des politiques publiques. Ce « travail de financiarisation » (Chiapello, 2017) repose sur un cadrage particulier des problèmes publics et l’adoption de montages contractuels et de modes d’évaluation propres à la finance conduisant à la réorganisation des flux financiers.
Les problèmes publics cadrés comme « problèmes de financement »
Dans les trois cas étudiés, le problème public y est essentiellement posé en termes d’insuffisance des ressources nécessaires dans un contexte budgétaire public contraint. Ce dernier induit la nécessité d’aller chercher l’argent là où il se trouve, i.e. auprès du secteur privé, une démarche d’autant plus acceptable qu’il s’agit d’inciter et non de prélever. Ce cadrage particulier est manifeste dans la littérature administrative ainsi que dans les débats, formels et informels (cf. Encadré ci-dessous). L’enjeu d’« efficacité » ou d’« efficience » des politiques publiques envisagé notamment dans un rapport de performance dépenses/résultats est également omniprésent dans ces discussions. Il amène à repenser les conditions de « bonne gestion » des deniers publics davantage en termes de rentabilité (qu’elle soit financière ou « sociale ») que de service.
La financiarisation relève ainsi d’une succession de « couplages » entre des solutions et des problèmes publics (Zittoun, 2013), réalisés par des acteurs financiers internes aux institutions publiques (banquiers publics, administrateurs financiers) ou évoluant à leur lisière (consultants, experts). Par leurs travaux formels (rapports, missions) ou informels (sociabilité), ils produisent des récits où la finance permet à l’action publique d’avancer face aux enjeux à solutionner.
Les problèmes de l’Union européenne sont régulièrement ramenés à la difficulté de financer tout ce qui le mérite. Le rapport McDougall d’avril 19776 insiste ainsi particulièrement sur le « problème du financement » des politiques nouvelles de la CEE (p. 14) que cette dernière pourrait partiellement résoudre en mobilisant au mieux les instruments financiers de la BEI (p. 67). Entre autres mesures, il s’agit de rendre le budget européen « puissant » (high-powered).
Ce même discours imprègne toujours les écrits et les mots des promoteurs des instruments financiers européens, à l’image de cette consultante, ancienne salariée de la BEI, interrogée lors d’un événement consacré aux IF, pour qui l’écart entre la tâche à accomplir et les ressources disponibles pour y parvenir rend les IF d’autant plus nécessaires qu’ils semblent plus optimaux :
« [L’UE a] des moyens limités et des besoins illimités… Je pense que les policymakers ont juste décidé de faire au mieux avec les ressources à disposition. Et avec les instruments financiers, c’est possible de le faire en recyclant les fonds. On peut provisionner plus de budget qu’avec des subventions. »
Des montages et des modes d’évaluation propres à la finance
Si les modes de raisonnement public se financiarisent, ils prennent corps au travers de techniques d’évaluation et de montages financiers très classiques dans la finance privée qui se trouvent adoptés par le secteur public.Dans le cas de l’aide au développement, l’enrôlement du secteur privé s’opère concrètement par la mise en œuvre d’un dispositif financier intermédié par des professionnels de la finance et axé sur la rentabilité des capitaux (cf. Encadré ci-dessous). De même, dans le cas des IF des FESI, l’argent des IF est confié localement par les autorités de gestion à des intermédiaires financiers, sociétés de gestion d’actifs ou succursales locales de banques, en charge de réaliser les investissements publics, d’accorder des prêts ou des garanties7.
Le Fonds de soutien aux entreprises en Afrique, lancé en 2008 par l’AFD, reprend la technique juridico-financière du fonds d’investissement, mise au point par les gérants de fonds privés. Recevant des fonds publics de son investisseur (ici l’AFD), FISEA est géré par les équipes dédiées au PE de Proparco qui sont rémunérées pour ce service.
FISEA fonctionne également comme un fonds de fonds. Pour atteindre les cibles d’investissement de FISEA, les PME africaines, Proparco choisit en effet la plupart du temps de ne pas investir directement dans ces entreprises, mais de réaliser des investissements dans d’autres fonds d’investissement, opérés par des sociétés de gestion d’actifs privées implantées localement, qui seront les acteurs réalisant les investissements effectifs dans les PME. Cette intermédiation, qui confie à des acteurs financiers privés la mise en œuvre d’une partie de la politique d’aide de l’État français, met également en œuvre un dispositif d'incitation financière classique dans le PE liant les différentes parties prenantes de l’opération suivant un ordre de subordination spécifique (ou Waterfall).
Cette « cascade » renvoie à la manière dont les plus-values liées à un investissement sont réparties par ordre de priorité d’abord entre co-investisseurs (publics ou privés), puis entre investisseurs et gestionnaires de fonds. Le travail d’alignement des intérêts réalisé par ces contrats vise à s’assurer que le gestionnaire d’actifs est financièrement intéressé au rendement financier qui devient alors l’objectif prééminent autour duquel se coordonnent les acteurs.
De tels dispositifs participent à la financiarisation des politiques publiques non seulement du fait de leurs caractéristiques techniques, mais aussi en faisant entrer dans l’équation publique des contraintes purement financières telles que la gestion du couple risque/rendement et la préservation des intérêts financiers privés. Les acteurs publics gestionnaires de ces dispositifs se retrouvent ainsi, par exemple, à s’appuyer sur des grilles de lecture des projets en fonction de leur rentabilité estimée.
Par-delà la préoccupation du rendement financier, et non plus seulement de la pertinence ou de l’efficacité de la dépense, qui s’introduit dans l’usage de l’argent public, les politiques publiques financiarisées sont également peuplées de nouvelles considérations quantitatives manifestant une extension de modes de raisonnement d’investisseur. Le cas des CIS voit ainsi apparaître des mesures de « coûts évités », tandis que la capacité de la puissance publique à générer un « effet de levier » devient un objectif stratégique de performance chez Proparco comme à la BEI où des leviers quantifiés sous forme de facteurs multiplicatifs sont couramment présentés sur les supports de communication.
L’extension du domaine du deal : la fabrique socio-technique de nouveaux circuits financiers
La financiarisation d’une politique publique se matérialise dans la fabrication de nouveaux circuits de financement associant des acteurs publics et leurs partenaires financiers, telle la cascade de fonds de FISEA (cf. Encadré 2). Ces circuits impliquent des fonds publics qui circulent selon les règles et les attendus de la finance, de la stratégie de placement jusqu’à sa liquidation en passant par les phases de contractualisation. La mise en œuvre d’un nouveau circuit financiarisé requiert un effort de structuration conséquent associant travail juridique d’écriture contractuelle et mise au point de métriques ad hoc. Elle conduit à faire entrer d’autres intermédiaires privés que les seuls financiers dans la fabrique des politiques publiques (cf. Encadré ci-dessous).
Ce CIS, développé par l’association Article 1, est centré sur la lutte contre le décrochage scolaire des élèves de l’enseignement professionnel et des BTS agricoles en milieu rural (Hauts-de-France et Occitanie). La contractualisation du CIS a nécessité 18 mois et engagé 11 différents organismes. Deux « structurateurs » ont participé à la conception du projet et à l’ingénierie financière et juridique (cette dernière en collaboration avec un cabinet d’avocats). Le PbR du programme, de 1 million d’euros, sera apporté par trois ministères et un fonds de dotation philanthropique pour respectivement 800 000 € et 200 000 € si le prestataire, Article 1, atteint un certain niveau de performance sociale. BNP Paribas et la Banque des Territoires (groupe Caisse des Dépôts) sont les « investisseurs » du programme : ils préfinancent l’opération, au travers de la souscription d’obligations spécifiquement émises qui seront remboursées en cas d’atteinte des objectifs sociaux à la fin du programme. Le cabinet de conseil Kimso, en tant qu'évaluateur indépendant, validera les résultats à la fin du projet. Les différentes parties prenantes se sont accordées sur deux indicateurs pour déclencher les paiements aux investisseurs : une hausse de 7 % de la volonté de poursuite d’études des élèves inscrits dans des lycées agricoles et une hausse de 5 % de l’assiduité à l’examen du BTS. Les deux indicateurs seront interprétés par rapport à un taux de référence national.
La financiarisation conduit à une extension du domaine du deal comme mode de financement des objets de l’action publique : les projets jugés d’utilité publique sont en effet présentés et promus comme des opportunités d’investissement participant d’un deal flow (un flux d’affaires), la fabrication de projets d’investissement étant d’ailleurs en partie stimulée au travers d’appels à projets publics (cf. le cas évoqué de l’appel pour les CIS). Dans les trois cas étudiés, le format deal, en tant que nouveau format d’engagement public, a aussi fait émerger des équipes publiques dédiées qui assurent cette forme financiarisée de circulation de l’argent, telle l’équipe « Fonds propres et participations » de Proparco.
Nouveaux objectifs, nouvelles légitimités
L’adoption de nouveaux outils de financement implique des déplacements des rôles et des objectifs propres à l'action publique. Tout d’abord, le partage de certaines compétences avec les acteurs privés amène ces derniers à peser sur les décisions de financement (3.1). La financiarisation semble aussi conduire à une transformation des bénéficiaires de l’action publique (3.2) ainsi qu’à une évolution des formes de légitimité des politiques publiques (3.3).
Des acteurs privés codécisionnaires de l’action publique
Les exemples de financiarisation proposés dans cet article partagent l’organisation contractuelle ou partenariale entre acteurs publics et privés. Des acteurs privés (sociétés de gestion d’actifs, banques, sociétés de services juridiques ou d’évaluation, structurateurs, etc.) acquièrent un rôle stratégique à l’intérieur du dispositif public en permettant aux flux financiers publics d’atteindre leurs cibles. Cet agencement d’acteurs organise une externalisation de certains attributs publics auprès d’acteurs privés, jugés plus dotés en compétences techniques et organisationnelles et donc plus adaptés pour mettre en place et suivre des instruments financiers. Ensemble, les acteurs privés et publics engagés dans la fabrication de ces nouveaux circuits financiers forment de petits mondes d’interconnaissances qui se retrouvent pour se coordonner dans diverses enceintes spécialisées selon les sujets traités (cf. Encadré ci-dessous).
Chaque année depuis 2017, la Commission européenne et la BEI organisent un forum nommé Financial Instruments Campus, sous l’égide d’une plateforme commune nommée FI Compass (« la boussole des instruments financiers »). Environ 300 agents publics, consultants, banquiers de développement et commerciaux se réunissent trois jours durant en plénière ou dans des workshops parallèles pour témoigner des meilleures pratiques et nouveaux horizons en matière d’instruments financiers dans les politiques européennes. C’est l’occasion pour les consultants de faire du réseau avec leurs commanditaires, pour les banquiers de la BEI de présenter des banques commerciales à des agents publics, mais aussi d’intégrer les nouveaux venus en les priant par exemple de placer une carte de visite à l’entrée du centre de conférences, sur un mur adhésif représentant une carte de l’UE.
Ce partage de compétences entre public et privé a des conséquences sur la capacité publique à contrôler ces instruments. En effet, ces types de montages établissent un lien entre l’engagement des acteurs privés et la possibilité de mettre en place une politique publique. Si les autorités publiques restent décisionnaires de ce qui est financé, elles ne le sont en pratique qu’en concertation avec les participants privés apporteurs de capitaux et/ou gestionnaires des instruments. Nous pouvons ainsi parler d’une forme de « conditionnement » des pouvoirs publics dans la mesure où ces instruments nécessitent l’accord d’un financeur ou cofinanceur privé.
Un changement des structures financées et des bénéficiaires
En faisant évoluer l’action publique, la financiarisation touche par transitivité une partie des structures bénéficiaires.
Ce phénomène peut tout d’abord se concrétiser par la mise à l’écart de bénéficiaires ou d’opérateurs classiques de politique publique qui sont remplacés par d’autres jugés plus aptes à être financés au travers d’instruments financiers, plus bancables (pour ce qui concerne les prêts) ou présumés rentables (pour le capital-investissement). La forme entreprise est en effet le bénéficiaire de prédilection des IF des programmes publics communautaires comme la cible du PE de développement français. L’action publique est ici orientée principalement vers la dynamisation de l’activité économique et le développement des entreprises, qui vaut ainsi développement. Dans le cas du CIS, les organisations qui délivrent les prestations sociales préfinancées sont aussi des acteurs privés présentés comme porteurs d’innovation sociale. Les acteurs publics sont a contrario réputés ne pas avoir la volonté, ou ne plus être capables, d’assumer les risques liés aux innovations sociales, à la différence des professionnels de la prise de risque financière, les investisseurs. Les CIS britanniques ont d’ailleurs été inventés par des acteurs du capital-risque qui promettent d’offrir aux entrepreneurs sociaux l’équivalent des fonds d’amorçage apportés par les business angels aux start-up du numérique8.
Dans le cas où les structures financées ne changent pas, ces dernières doivent cependant transformer leurs pratiques. Elles sont incitées à rechercher des moyens de rendre leurs activités rentables (ou plus rentables), à rendre visibles des formes de « création de valeur », par exemple sous la forme de mesures d’impact ou de rentabilité sociale complétant les indicateurs financiers (Chiapello, 2015 ; Hély, 2010), et doivent de toute façon évoluer pour s’adapter aux nouvelles conditions du soutien public et dédier à ce travail des ressources importantes (cf. Encadré ci-dessous).
La mise en place d’un CIS implique pour les opérateurs sociaux un certain nombre d’actions lourdes en termes de ressources humaines et financières. Le montage financier demande des tâches particulièrement coûteuses : pour émettre une obligation, les associations doivent s’inscrire au Registre du commerce et des sociétés, convoquer une assemblée générale extraordinaire pour valider l’émission obligataire et modifier leurs statuts pour mettre en place une gestion adaptée à cet instrument. Ce travail requiert l’emploi de juristes et génère des coûts financiers occultés. Le recours à un cabinet d’avocats est aussi rendu nécessaire pour contrebalancer les exigences imposées par les juristes des investisseurs qui demandent des garanties jugées disproportionnées par rapport aux volumes engagés. Les complexités juridiques et financières du montage allongent enfin les délais de contractualisation, ce qui pèse in fine sur la trésorerie des associations.
Notons que le petit monde des intermédiaires et des sociétés de services financiers qui assistent de façon rémunérée la puissance publique dans la mise en œuvre des politiques publiques financiarisées doit aussi être considéré comme un bénéficiaire de ces politiques. Enfin, la volonté d’enrôler des financeurs privés conduit à dédier des ressources à la sécurisation de leurs rendements, qu’il s’agisse de mettre en place des garanties publiques ou de réaliser des montages dits de blended finance à des fins de « dé-risquage ». Des fonds d’origine publique, et parfois philanthropique, sont dans ce cas pour partie distribués sous forme de subventions (par exemple pour aider les structures cibles à payer les intermédiaires nécessaires) et pour partie investis ou prêtés, mais selon un ordre de subordination défavorable, les financeurs publics ou philanthropiques acceptant d’être contractuellement les principaux preneurs de risque, remboursés ou rémunérés en dernier, laissant les investisseurs privés empocher en priorité le rendement.
Une action publique légitimée à l’aune de sa performance financière
En transformant les manières de penser et de mettre en œuvre des politiques publiques, la financiarisation conduit enfin à faire évoluer la définition d’une action publique légitime, dont la justification et le sens deviennent davantage saisis au prisme de la performance financière devenue un « livrable » légitime de l’action publique (cf. Encadré ci-dessous).
Comme l’illustre l’extrait d’entretien ci-dessous avec un ancien agent de Proparco en poste aujourd’hui à l’AFD, l’État est dans les opérations de PE un investisseur comme les autres, la sous-performance financière entraînant potentiellement un discrédit de l’action publique.
C’est le couple risque-rentabilité. C’est ça qui est le fondement de l’investisseur. […]Quelle est la mission du capital mis [investi] par un État ? Eh bien regardez comment les États gèrent leurs participations. Qu’est-ce qu’ils attendent ? […] Ils attendent quand même des dividendes. Vous, vous aimeriez que l’État français n’attende rien de ses investissements ? Eh bien vous auriez des contribuables français qui ne seraient pas très contents. Donc si on n’exige pas un retour, enfin un retour très élevé… On ne peut pas non plus mettre de l’argent à perte ! […] C’est exactement comme dans n’importe quel secteur d’investissement public.
Les paroles de cet agent, adossées à une expérience du milieu bancaire et financier dans le secteur privé (7 ans en banque et en conseil) puis dans des institutions de développement (30 ans dans le groupe AFD en France et à l’étranger, dont 4 ans en détachement auprès de la SFI) sont exemplaires du cadre de pensée qui accompagne la financiarisation des politiques publiques.
La grille de lecture dominée par l’effet de levier de ces nouvelles politiques publiques financiarisées permet quant à elle de mettre en scène des montages financiers supposés multiplier (de façon souvent très visuelle dans les rapports) à la fois l’argent investi et l’« impact » de la politique, là où la subvention tend à les faire stagner. Les subventions se voient alors disqualifiées, sauf quand elles servent ces mêmes montages en réalisant par exemple du capacity building (du renforcement de compétences). Enfin, en allant rechercher sa légitimité dans la performance financière ou le levier, l’action publique se place en position de subordination par rapport aux experts de la finance. Les banques, les agences de notation, les sociétés de services (conseil, audit, etc.) deviennent non seulement parties prenantes, mais aussi garantes des actions financières engagées par les acteurs publics.
Conclusion
Les trois cas discutés soulignent que la financiarisation des politiques publiques est un processus global de transformation de l’action publique. Le phénomène présuppose en effet de nouveaux acteurs, de nouveaux outils et de nouveaux objectifs, entrelacés par des discours appelant à la performance financière, elle-même considérée comme étalon de légitimité de l’intervention publique. Les conséquences de ces changements se manifestent autant sur l’administration, tissant des liens avec des acteurs financiers, que sur les bénéficiaires, devenus des investis (Feher, 2017), dont le soutien est conditionné à des formes de rentabilité ou de profitabilité.
Ces trois cas sont à ce titre exemplaires pour documenter et comprendre ce que recouvre le travail de financiarisation des politiques publiques et réfléchir à ses conséquences à l’aune des trois trajectoires qui semblent au terme de cet article se dessiner : (1) une action publique comme investissement à valoriser, pétrie par l’imaginaire du secteur privé; (2) une action publique comme mobilisation du secteur privé, cherchant à gouverner l’hybridation public-privé des flux et pratiques au profit de l’intérêt général ; (3) une action publique comme développement d’un secteur privé substitutif, où la prise en charge de certains domaines d’action publique par des acteurs privés vaut action publique.
Vincenzo BUFFA, doctorant en sciences de gestion
Eve CHIAPELLO, sociologue et directrice d'études de l'EHESS
Océane RONAL, doctorante en Territoires, sociétés, développement
Antonin THYRARD, doctorant en Études politiques
Les auteurs de cet article font partie du Centre d'étude des mouvements sociaux, (CNRS/École des Hautes Études en Sciences Sociales).
Notes
1Le volume des FESI a crû dans le temps et représente aujourd’hui le tiers du budget de l’Union européenne (UE), soit 340 milliards d’euros sur la période 2014-2020.
2Société française de promotion et de participation pour la coopération économique.
3Agence française de développement. Il s’agit de la banque française de développement.
4Société financière internationale (ou IFC : International Finance Corporation).
6McDougall, Donald, (1977). “Report of the Study Group on the Role of Public Finance in European Integration”, Commission des Communautés européennes, Bruxelles.
7 Voir par exemple l’organisation en Occitanie qui repose sur l’emploi de deux sociétés de gestion d’actifs (M-Capital Partners, Irdi Soridec Gestion) pour l’investissement en capital, une association (Crealia Occitanie) pour les prêts aux TPE innovantes et divers établissements financiers (Banque Populaire, Caisse d’Épargne, Crédit Agricole) pour les garanties de prêts. À consulter ici ou ici
8Voir par exemple Cohen, Ronald, and William A. Sahlman. 2013. “Social Impact Investing Will Be the New Venture Capital”. Harvard Business Review, 17.
- CHIAPELLO E. (2015) Financialisation of Valuation, Human Studies, vol. 38, no 1, 13-35.
- CHIAPELLO E. (2017) La financiarisation des politiques publiques, Mondes en développement, vol. 45, n° 178, 23-40.
- DUCASTEL, A. (2019). Une banque comme les autres ? Les mutations de Proparco et de la finance administrée, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 229, no 4, 34-45
- FEHER M. (2017) Le temps des investis : essai sur la nouvelle question sociale, Paris, La Découverte.
- HELY, M. (2010) Le travail « d'utilité sociale » dans le monde associatif, Management & Avenir, vol. 40, no 10, 2010, 206-217.
- MADER P., MERTENS D., ZWAN N. Van der (2020), The Routledge International Handbook of Financialization, London: Routledge
- ZWAN N. Van der (2014) State of the Art. Making Sense of Financialization, Socio-Economic Review, vol. 12, 99-129.
- ZITTOUN P. (2013) La fabrique pragmatique des politiques publiques, Presses de Sciences Po, Paris, 340 p.
N°10 - 2021/1
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