La carte carbone peut-elle être simple, efficace et juste ?

Par Antonin Pottier

À l’heure où des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre toujours plus ambitieux sont annoncés, la politique climatique est encore à la recherche des moyens qui lui permettraient d’atteindre ces objectifs. Or, sans mesures associées, ces annonces resteront lettre morte. Les économistes entendent en général donner un rôle central à la taxation du carbone, malgré des échecs politiques successifs depuis 30 ans. Le mouvement des gilets jaunes a consacré, pour la France, le quatrième échec, et dernier en date, au moment où la taxe carbone devait opérer une montée en puissance.

Faute d’un dispositif phare pour la politique climatique, des propositions alternatives ont ressurgi, comme celle de la carte carbone. Ses promoteurs la présentent comme l’exact opposé de la taxe carbone, désormais honnie. Là où la taxe carbone serait injuste, inéquitable et inefficace, la carte carbone serait juste, équitable et efficace. Cet article présente la carte carbone et les différentes modalités selon lesquelles carte et taxe carbone sont évaluées.

Notre objectif est de contribuer au débat en cours en France sur les instruments les plus aptes à lutter contre les émissions de gaz à effet de serre (GES). Nous voulons examiner les qualités prêtées à la carte carbone à partir des résultats de la recherche. Précisons d’emblée que, sans être partisan de la carte carbone, nous n’en sommes pas non plus des adversaires. Dans l’attente que des éléments autorisant des positions plus tranchées soient versés au débat, une attitude bienveillante et critique face à la carte carbone doit permettre à chacun de prendre connaissance de l’état actuel du dossier.

La carte carbone

La carte carbone a été imaginée dans ses grandes lignes par des chercheurs anglais dès les années 1990 (Szuba, 2014). Dans les années 2000, elle est sérieusement considérée par le gouvernement du Royaume-Uni, avant d’être finalement abandonnée, jusqu’à nouvel ordre (Szuba, 2017). En France, elle a été étudiée par Sandrine Rousseaux (2009, 2010). Elle est défendue par Mathilde Szuba (2019, 2020) et Yves Cochet (2019), tous deux proches de l’institut Momentum. Pierre Calame (2020a,b) en a récemment fait la promotion en marge de la Convention citoyenne pour le climat, prolongeant la sensibilisation opérée par le site comptecarbone.fr.

Le principe de la carte carbone est de réguler les émissions de CO2 ou de GES en donnant à chacun des quotas individuels d’émission. Ainsi, lorsque j’achète de l’essence à une station-service, je dois d’une part payer en euros et, d’autre part, me dessaisir d’une partie de mes quotas individuels au titre des émissions de GES de la combustion de l’essence que je suis en train d’acheter. Même chose pour les achats de gaz ou d’électricité. Sans quotas, je ne peux pas acheter. Le périmètre des émissions concernées peut être plus ou moins grand et se limiter aux achats directs d’énergie qui rejettent du CO2, ou inclure également le CO2 incorporé dans les biens, c’est-à-dire émis pendant le processus de production . La carte carbone fonctionne donc comme une sorte de rationnement des émissions incorporées dans les biens consommés.

Ce principe général de limitation par les quantités est modulé en permettant l’achat et la vente des quotas entre détenteurs. Si par exemple, je n’ai pas assez de quotas pour acheter mon essence, je peux m’en procurer en les achetant à quelqu’un qui en a trop, par exemple parce qu’il n’a pas de voiture et n’utilise donc pas tous ses quotas. Celui-ci gagne une certaine somme en me les revendant, tandis que pour moi l’acquisition de quotas au-delà de mon allocation annuelle me coûte et m’incite donc à ne pas trop y recourir. On dit que les quotas sont échangeables.

L’échange de quotas donne donc à chacun une flexibilité pour ajuster le montant de quotas qu’il peut utiliser. C’est également par le moyen de l’échange que s’opère une redistribution entre les individus, au profit de ceux qui émettent moins que leur quota annuel, et au détriment de ceux qui émettent plus. Le dispositif de la carte carbone ressemble donc au système d’échange de quotas d’émission (SEQE-UE) mis en place par l’Union européenne pour couvrir les émissions des grandes installations industrielles, la différence notable étant que la carte carbone couvre les émissions des particuliers et non celles des grandes installations industrielles.

L’intégrité environnementale de la carte carbone

Par construction, le niveau total des émissions dans le périmètre couvert par la carte carbone est égal au montant des quotas alloués. Cette caractéristique est celle de tous les systèmes de quotas échangeables, que l’anglais nomme système de cap and trade : le montant de quotas distribués plafonne globalement les émissions, indépendamment des échanges entre participants. En contrôlant le plafond, un système de quotas assurerait donc ce qu’il est convenu d’appeler l’intégrité environnementale du dispositif, c’est-à-dire le fait que les effets sur l’environnement (ici les émissions) soient parfaitement contrôlables au niveau voulu. C’est là un des arguments habituels en faveur du SEQE-UE, argument déjà mis en avant par Jos Delbeke, l’architecte de ce système, pour gagner, avec succès, le soutien politique de la Commission et l’appui des ONG environnementales (Skjærseth et Wettestad, 2008).

L’intégrité environnementale inhérente au système de quotas s’oppose aux propriétés de la taxation : en fixant une taxe, on connaît précisément la contrainte économique, mais on ne connaît pas exactement la résultante environnementale de cette contrainte, tandis qu’en fixant un plafond de quotas, on s’assure de la résultante environnementale, sans connaître d’avance les prix auxquels s’échangeront les quotas. C’est la différence fondamentale, mise en évidence depuis longtemps, entre les instruments économiques régulant par les prix, comme la taxe carbone, et les instruments régulant par les quantités, comme la carte carbone.

La comparaison entre un prix certain mais des quantités incertaines pour une taxe carbone et des quantités certaines mais un prix incertain pour la carte carbone repose sur l’hypothèse que les paramètres des instruments (les plafonds d’émissions ou les trajectoires de prix) sont fixés une fois pour toutes. En réalité, les paramètres ne sont fixés que pour une période donnée, les paramètres de la période suivante sont déterminés en fonction des résultats de la période courante, et une intervention d’urgence est toujours possible. Cela place donc les deux instruments sous une incertitude supplémentaire, celle de la réaction du pouvoir politique aux conséquences de l’instrument. La trajectoire d’une taxe carbone, si elle peut être annoncée, ne peut pas être fixée : elle peut toujours être remise en cause par le législateur, comme cela a été le cas à la suite du mouvement des gilets jaunes. La loi de finances de 2018 avait mis en place une trajectoire de taxe carbone jusqu’en 2022. Le 5 décembre 2018, pour mettre fin aux mobilisations grandissantes, le président de la République annonce l’annulation de la hausse des taxes sur le carburant, annulation entérinée par la loi de finances de 2019.

La situation n’est pas fondamentalement différente pour le plafond des systèmes de quotas. Le niveau d’un plafond n’est pas inscrit dans le marbre de lois intemporelles et surplombantes qui s’imposeraient à la collectivité une fois qu’elle les aurait instituées. Il est inscrit dans des dispositions juridiques qui peuvent être amendées. Il est ainsi inadéquat de présenter la carte carbone comme une manière automatique de faire diminuer les émissions : l’abaissement de son plafond est soumis aux mêmes aléas qu’une trajectoire de hausse de prix. Le plafond cessera d’être abaissé, sera relevé ou aboli en fonction des coalitions qui se formeront en réaction à sa mise en place.

On observe de telles interventions dans les systèmes de quotas en fonctionnement. Quand le prix des quotas devient trop élevé ou trop faible sur le marché au comptant, de nouvelles dispositions juridiques visent à réguler les quantités de quotas et ajuster les prix. Sur le marché RECLAIM du comté de Los Angeles, destiné à réduire les émissions de polluants locaux, de graves tensions sur le marché électrique à l’été 2000 obligent les opérateurs à mettre en service de vieilles centrales très émettrices de NOx. Les prix des quotas de NOx s’envolent : ils passent de quelques milliers de dollars à plus de 70 000 $ au pic de l’été (Ellerman et al., 2003, p. 24–26). En mai 2001, par une disposition rectificative, l’agence régulatrice retire les centrales électriques du périmètre du marché, ce qui revient à relâcher le plafond initial. Celles-ci ne seront réintroduites qu’en 2007 (Fowlie et al., 2012, p. 969–970).

Sur le marché européen SEQE-UE, l’allocation des quotas était déjà généreuse en phase II, et la crise de 2008 a encore accentué la surabondance de quotas, tirant les prix vers le bas. Les débats incessants sur la réforme du SEQE-UE dans sa phase IV ont conduit à retirer des quotas déjà présents ou à en limiter la distribution par rapport à ce qui était prévu. Les écarts sont inverses à ceux du système RECLAIM, mais l’enseignement est le même : le plafond n’est pas fixé de manière intangible, il fait l’objet d’une gestion par le corps politique qui a institué l’instrument.

La supériorité de la carte carbone quant à la régulation automatique des quantités d’émissions paraît fragile (Lockwood, 2010), une fois tenu compte des institutions qui décident de la mise en place et du pilotage de cet instrument. La hausse de la taxe carbone comme l’abaissement du plafond global de la carte carbone se heurtent ici aux mêmes difficultés : aucune disposition ne peut garantir qu’ils puissent être effectivement mis en œuvre lorsqu’ils sont contestés. Confier la gestion du plafond à un organe indépendant du pouvoir politique, comme le propose Szuba (2017, 2019), paraît peu crédible, étant donné le caractère sensible des consommations énergétiques, et ne résout pas la difficulté. Les objectifs environnementaux ne peuvent être atteints que par un corps politique déterminé à le faire, et qui peut, dès lors, aussi bien utiliser la taxe carbone que la carte carbone.

La redistribution opérée par la carte carbone

Dans les présentations classiques, la carte carbone permet une redistribution des plus riches vers les plus pauvres. Le principe de base est que les quotas annuels d’émissions sont distribués à parts égales. Or, les besoins en quotas ne sont pas également répartis. Les ménages les plus aisés consomment plus et donc émettent plus que les plus pauvres. Ils devront donc acheter des quotas aux plus pauvres, qui, émettant moins que la moyenne, pourront leur en vendre.

La comparaison avec la taxe carbone semble de prime abord à l’avantage de la carte carbone. La taxe carbone prélève en moyenne davantage aux ménages les plus riches par rapport aux plus pauvres. Cependant, comme les dépenses énergétiques en particulier et les émissions en général croissent moins vite que le revenu, ce prélèvement représente une part plus importante du revenu des plus pauvres que de celui des plus riches. La taxe carbone s’apparente à un impôt régressif.

Les qualités de la carte carbone par rapport à la taxe carbone sont pourtant le produit d’un cadrage accommodant. La comparaison directe avec la carte carbone n’est en réalité pas possible, car on compare un instrument qui produit des ressources pour la collectivité (les recettes de la taxe carbone), à qui il revient ensuite de les utiliser au mieux, avec un instrument qui n’en produit pas. Lorsqu’il est question de redistribution, il importe pourtant de comparer des systèmes de transferts équilibrés, avec des prélèvements et des prestations qui se compensent (Insee, 2021).

La force, rhétorique et politique, de la carte carbone est de lier dans un même dispositif prélèvement et redistribution, là où le désavantage de la taxe carbone est de ne mettre l’accent que sur les prélèvements et de laisser dans le flou, ou aux bons soins du législateur, l’usage des recettes. Or, l’usage des recettes est un point déterminant de la progressivité ou de la régressivité de la taxe carbone (Combet et al., 2010 ; Klenert et Mattauch, 2016). Une taxe carbone avec redistribution uniforme des recettes aux ménages, telle que le « chèque vert » proposé par la Fondation Nicolas Hulot à la fin des années 2000, n’est pas très différente, sur le plan redistributif, d’une carte carbone avec allocation équalitaire des quotas.

L’autre force de la carte carbone est d’apporter une solution simple au problème épineux de tous les systèmes de quotas : la difficulté, voire l’impossibilité de se mettre d’accord sur l’allocation initiale des quotas (Pottier, 2016). C’est une des raisons pour lesquelles le marché international des quotas carbone, envisagé par le protocole de Kyoto, n’a jamais pu aboutir. Tant qu’il n’y a pas d’accord, nécessairement politique, sur cette allocation initiale, un système de quotas est bloqué dans sa phase de conception. Les justifications de cette allocation initiale sont donc particulièrement importantes (Godard, 2014). À ce titre, le mérite de la carte carbone est de proposer l’égalité des quotas initiaux. Cette allocation semble simple et juste pour un instrument voué à se déployer dans le cadre national des démocraties occidentales, espace dans lequel règne fortement la norme d’individus égaux en droit.

Si la carte carbone séduit, c’est parce qu’elle promet une redistribution juste au moyen de l’égalité. Toute altération de ce subtil alliage affaiblit la carte carbone. Or, une telle combinaison ne résiste pas à un examen des conséquences distributives de l’instrument. Deux points doivent être ici soulignés.

Si l’allocation des quotas aux individus sur une base égalitaire satisfait a priori notre sens de la justice, une analyse plus attentive fait apparaître une réalité plus contrastée. En effet, les émissions, comme les niveaux de vie, dépendent des caractéristiques démo- graphiques du ménage dans lequel vivent les individus. Pour un même revenu total, un couple vivant sous un seul toit aura un meilleur niveau de vie que deux personnes vivant séparément. Et ses émissions seront moindres que la somme des leurs. Distribuer les quotas aux individus, sans tenir compte de leur foyer, opère donc une redistribution des personnes vivant seules vers les personnes vivant en couple. Autre problème analogue : les enfants ont des besoins moindres que ceux des adultes. Donner à chaque individu le même quota carbone, c’est avantager les familles par rapport aux couples ; ne donner un quota carbone qu’aux adultes, c’est désavantager les familles. L’égalité ne semble guère ici garantir la justice.

Le même phénomène se retrouve dans ce qu’on peut appeler les inégalités horizon- tales qu’on définit par opposition aux inégalités verticales, c’est-à-dire liées à l’échelle des revenus. En effet, une analyse des émissions des ménages français montre qu’à tout niveau de revenu, elles présentent de fortes disparités (Pottier et al., 2020). Ces disparités sont liées pour partie à des effets structurants du territoire, sur lesquels les ménages n’ont pas de prise. Ainsi, le tissu urbain (centre-ville, banlieue, campagne) conditionne pour une large part la nature des trajets et les moyens de transport pour les effectuer. Il en résulte qu’à revenu donné, un ménage rural émettra plus qu’un ménage urbain. D’autres facteurs peuvent jouer comme le climat local, qui contraint les besoins en chauffage. La distribution égalitaire des quotas, sans tenir compte de la diversité des situations, entraînera donc une redistribution des plus émetteurs vers les moins émetteurs, qui peuvent être les plus riches. Si la redistribution par la carte carbone opère en moyenne des riches vers les pauvres, elle opérera aussi à l’intérieur des classes de revenu. Au final, du fait de la diversité des situations non prise en compte par l’allocation égalitaire de quotas, des plus riches gagneront au dispositif tandis que des plus pauvres y perdront.

Dès lors que l’on réintroduit l’effet de la composition des ménages et les inégalités horizontales, la belle combinaison d’égalité et de justice que semblait être la carte carbone se désagrège. Ces difficultés sont connues des promoteurs de la carte carbone (Rousseaux, 2009, p. 53-54 ; Szuba, 2017) mais souvent passées sous silence dans les plaidoyers à destination du grand public (Cochet, 2019 ; Szuba, 2019). Il existe certes des moyens d’atténuer la redistribution qu’opérerait la carte carbone en fonction de la taille ou de la structure du ménage (par exemple en allouant les quotas carbone à proportion des unités de consommation définies par l’Insee), moyens parfois évoqués dans les plaidoyers. C’est plus difficile pour les autres inégalités horizontales et, même en raffinant les dispositions compensatoires, des simulations pour le Royaume-Uni ont montré qu’il reste toujours une bonne proportion de ménages pauvres qui perdent avec la mise en place de l’instrument (White et Thumim, 2009). Des difficultés similaires sont observées pour la taxe carbone.

Des aménagements de ce genre éloignent l’instrument de la simplicité de l’allocation égalitaire. Dans l’opération, la force normative de l’égalité est perdue et la légitimité de l’instrument est rendue plus incertaine. Le risque est de rouvrir la discussion sur l’allocation initiale des quotas. Sur le plan de l’équité, il semble donc que la carte carbone est confrontée à l’alternative suivante : soit une allocation initiale égalitaire avec une redistribution erratique, soit une redistribution contrôlée mais avec une allocation initiale extrêmement complexe. Dans les deux cas, les contraintes de légitimité qui opèrent tant pour l’allocation initiale que pour les conséquences redistributives finales seront difficiles à satisfaire et susceptibles de faire dérailler la mise en place de l’instrument.

Le fonctionnement de la carte carbone

La carte carbone est un système de tickets de rationnement, à ceci près que les tickets peuvent changer de mains, de manière légale et organisée. Le caractère échangeable des tickets est essentiel pour deux raisons. D’une part, il permet que le rationnement ne soit pas perçu comme une contrainte absolue : pour ceux dont la consommation dépasserait les points carbone alloués, la perspective d’en acheter à ceux qui en auront trop fourni une échappatoire à une limitation stricte. D’autre part, il est nécessaire pour assurer le caractère redistributif du système : le flux financier des plus émetteurs vers les moins émetteurs est la contrepartie du flux des quotas.

L’institution qui offrirait le cadre nécessaire pour l’échange des quotas est pourtant rarement décrite en détail. La littérature en langue anglaise parle simplement d’un marché. En France, Pierre Calame ou Mathidle Szuba n’emploient pas ce mot, lui préférant des substituts comme bourse d’échange (Szuba, 2020, p 230). Le site comptecarbone.fr, qui donne pourtant de nombreux détails sur le dispositif, est étonnamment peu disert sur le sujet : il parle simplement de « bourse régionale carbone », avec achat et vente « selon un prix fluctuant avec l’offre ».

Le rôle du marché est, selon nous, un impensé du système de la carte carbone. Une fois que l’on remet le marché au cœur de la carte carbone, non le marché walrassien fantasmé de la théorie économique, mais le marché tel qu’il fonctionne dans la réalité, les qualités de la carte carbone paraissent moins assurées.

S’en remettre aux échanges entre proches paraît peu praticable. Il faudrait concevoir une plateforme spécifique, une bourse d’échange si on veut l’appeler ainsi, sur laquelle on pourrait vendre et acheter les quotas. Chacun serait doté d’un compte, vraisemblablement électronique, qu’il devrait gérer au mieux pour s’approvisionner. Selon les évaluations économiques réalisées outre-Manche, les coûts de gestion de ces comptes ne seraient pas négligeables et pèseraient sur l’efficacité de l’instrument. Le fonctionnement de ces comptes soulève aussi des questions de protection des données personnelles (Rousseaux et al., 2011) ou de fracture numérique. On sait par ailleurs que, dans le cas du SEQE-UE, la mise en place de ces plateformes d’échange et des registres associés s’est accompagnée de fraudes de grande ampleur (vols divers, carroussel à la TVA), travers qu’il faudra cette fois éviter.

Une autre réserve, déjà avancée par Gadrey (2020), nous paraît plus importante. La bourse d’échange sert à assurer la liquidité des quotas, c’est-à-dire la possibilité de les acheter ou de les vendre. Du fait des incertitudes sur l’offre ou la demande totale, le prix des quotas est volatil. Comme pour le SEQE-UE, cette volatilité engendre un risque de prix et le marché sert aussi pour couvrir ce risque qu’il a lui-même créé (Berta et al., 2017). Ce fonctionnement attire des teneurs des marchés et des spéculateurs, qui parieront à la hausse ou à la baisse sur le prix des quotas. Ces opérateurs de marché profiteront des différences entre le prix de vente et le prix d’achat, des variations de prix au cours du temps pour se rémunérer. En théorie, la concurrence doit seulement leur laisser un profit suffisant pour qu’ils apportent de la liquidité au marché.

En pratique, on peut craindre que les asymétries d’information et de capacité soient telles que les opérateurs de marché réalisent des profits importants, au détriment des particuliers. En effet, ce marché mettra aux prises deux types d’acteurs très différents : d’une part, de simples particuliers, éventuellement peu au fait des arcanes du système, n’ayant pas forcément un tempérament de boursicoteurs, rechargeant leur carte carbone en prévision de leur achat d’essence du week-end ou des vacances à venir ; d’autre part, des acteurs de l’industrie financière, maîtrisant parfaitement les techniques financières, pouvant accumuler des quantités de données pour prédire les comportements des particuliers. On peut penser que les particuliers achèteront en moyenne leurs quotas plus chers que le prix moyen et qu’ils les vendront moins chers que le prix moyen. La différence sera empochée par les opérateurs de marché.

Les difficultés auxquelles font face les entreprises dans le SEQE-UE peuvent servir ici de référence. Le système a été installé progressivement, après des essais et une phase d’expérimentation, pourtant la capacité des entreprises à en tirer profit reste marquée par l’environnement réglementaire national dans lequel elles avaient avant évolué (Engels et al., 2008). Même pour les entreprises dotées de systèmes de supervision poussés, la gestion des quotas se révèle très lourde (Gasbarro et al., 2013). Les plus importantes d’entre elles attribuent la gestion des quotas à leur département financier et s’engagent régulièrement dans des opérations d’achat-vente, les autres recourant à des intermédiaires (Löschel et al., 2013). Les plus modestes tentent avant tout de rester dans les limites de leurs quotas, du fait d’un manque de capacité et de coûts de transactions très élevés (Heindl et Lutz, 2012), mais aussi de la complexité et des incertitudes engendrées par la volatilité des prix (Čadež et Czerny, 2010).

Si la situation des entreprises sur le SEQE-UE est un analogue correct, on peut prévoir que ces difficultés seront exacerbées sur le marché des quotas personnels, qui transformera potentiellement chacun en trader de quotas. De nouvelles inégalités surgiront, liées aux capacités différenciées à se saisir de cet instrument et à se familiariser avec lui. Les flux des particuliers achetant des quotas vers des individus les vendant, flux qui doivent assurer le caractère en moyenne progressif du système, seront ainsi modulés par de nombreux facteurs, comme la chance et la plus ou moins grande aptitude à la gestion financière. Les flux de redistribution seront également amoindris si les moins émetteurs sont réticents à vendre leurs quotas.

Si l’on prend en compte pleinement le rôle central du marché pour la carte carbone, son caractère progressif et juste n’apparaît plus aussi évident. On peut légitimement penser qu’il n’opérera pas une redistribution vers les plus pauvres mais une redistribution massive vers les opérateurs de marché. Dans la situation la plus extrême, mais pas forcément la moins réaliste, les opérateurs de marché accaparent l’essentiel des gains à l’échange. La carte carbone agirait alors comme un prélèvement pour les ménages les plus émetteurs, mais sans offrir le bénéfice pour la collectivité des recettes de celles-ci, puisque ces recettes tomberaient dans les mains des opérateurs de marché.

Placer un marché au cœur de la carte carbone la priverait d’une bonne part de son caractère équitable. On peut cependant concevoir des alternatives pour son fonctionnement, comme une banque (publique) des quotas qui achèterait et vendrait les quotas à prix fixe. Un système de quotas à prix fixe opère bien une redistribution des plus émetteurs (qui achètent des quotas à la banque) vers les moins émetteurs (qui lui vendent), mais rien n’assure plus l’intégrité environnementale. Plus précisément, en dessous d’un certain niveau de prix, les ménages ne seront pas suffisamment dissuadés d’émettre et, globalement, demanderont des quotas supplémentaires à la banque : les émissions dépasseront le plafond, mais la banque sera bénéficiaire. Au-dessus de ce niveau, au contraire, les ménages seront assez dissuadés d’émettre et vendront globalement leurs quotas à la banque : les émissions resteront sous le plafond, mais la banque sera déficitaire. Cela revient par certains côtés à reproduire, avec des moyens alambiqués, le fonctionnement d’une taxe carbone avec des transferts forfaitaires.

La présence du marché au cœur du dispositif de la carte carbone est ce qui lui permet, en théorie, de concilier respect des plafonds d’émissions et redistribution des plus émetteurs vers les moins émetteurs. En pratique, le fonctionnement du marché diminuerait fortement cette redistribution et la dirigerait, en tout ou partie, vers les opérateurs de marché. Se passer du marché grâce à des quotas à prix fixe ne permettrait pas de respecter le plafond d’émissions fixé.

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Le nouvel échec de la taxe carbone, consécutif aux mobilisations des gilets jaunes, a rendu nécessaire la recherche d’alternatives. Parmi celles-ci, la carte carbone est une piste sérieuse. Selon ses promoteurs, elle atteint ses objectifs environnementaux, elle est juste et elle est simple à mettre en œuvre : voilà l’arlésienne de la politique climatique enfin trouvée.

L’examen de ce que serait une carte carbone tempère cependant fortement ces attentes. L’intégrité environnementale de la carte carbone n’est acquise que si le pouvoir politique est déterminé à tenir ses objectifs environnementaux, comme pour n’importe quel instrument de politique publique. La redistribution s’opérerait des plus émetteurs vers les moins émetteurs, et non forcément des plus riches vers les plus pauvres. La distribution égalitaire des quotas devrait être amendée pour tenir compte des situations spécifiques, en particulier de la taille du ménage et de la localisation géographique, ce qui affaiblirait la légitimité du dispositif. Enfin, le fonctionnement pratique du marché d’échange des quotas laisse penser que les montants de la redistribution seraient accaparés par les opérateurs de marché.

Aucune de ces difficultés n’est rédhibitoire pour la carte carbone. Pour faire la preuve de son sérieux comme instrument de réduction des émissions de GES, elle devra cependant les surmonter. Les discussions sur la carte carbone en France doivent donc désormais quitter le domaine des idéalisations et la confronter aux aspérités du réel. Ces discussions devraient conduire à amender la carte carbone pour tenir compte de la complexité tant des situations émettrices de GES que des systèmes d’échange. Comme nous l’avons montré, cela mettra nécessairement à mal la simplicité initialement vantée de l’instrument. Notre intuition est qu’à l’issue de ce processus la carte carbone aura perdu beaucoup de sa force de séduction.

Antonin Pottier

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