<< sommaire du BOCCRF n° 2005-06

Arrêt de la cour d’appel de Paris (1re chambre, section H) en date du 28 janvier 2005 relatif au recours formé par la société Orange Caraïbe contre la décision no 04-MC-02 (*) du Conseil de la concurrence en date du 9 décembre 2004 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société Bouygues Telecom Caraïbe à l’encontre de pratiques mises en œuvre par les sociétés Orange Caraïbe et France Télécom, suivi d’un arrêt rectificatif d’erreur matérielle de la cour d’appel de Paris (1re chambre, section H) en date du 8 mars 2005

NOR :  ECOC0500081X

Demandeur au recours :

La société Orange Caraïbe, agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux, ayant son siège social 41-45, boulevard Romain-Rolland, 92120 Montrouge, représentée par la SCP Groppotte Benetreau, avoués associés à la cour, assistée de Me Hugues Calvet, avocat au barreau de Paris, 130, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 75008 Paris.

Défendeurs au recours :

La société Bouygues Telecom Caraïbe, prise en la personne de ses représentants légaux, ayant son siège social Oasis, quartier Bois-Rouge, 97224 Ducos, représentée par la SCP Monin, avoué à la cour, assistée de Me Joseph Vogel de la SCP Vogel & Vogel, avocat au barreau de Paris, 30, avenue d’Iéna, 75116 Paris.

La société France Telecom SA, prise en la personne de ses représentants légaux, ayant son siège social 6, place d’Alleray, 75015 Paris, non comparant.

En présence de M. le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, 59, boulevard Vincent-Auriol, 75703 Paris, représenté par M. Michel Roseau, muni d’un pouvoir spécial.

Composition de la cour :

L’affaire a été débattue le 10 janvier 2005, en audience publique, devant la cour composée de :
M. Carre-Pierrat, président ;
M. Le Dauphin, conseiller ;
Mme Mouillard, conseillère,

qui en ont délibéré.

Greffier, lors des débats : M. Truet-Callu.

Ministère public représenté lors des débats par M. Woirhaye, avocat général, qui a fait connaître son avis.

Arrêt contradictoire, prononcé publiquement par M. Carre-Pierrat, président, signé par M. Carre-Pierrat, président, et par M. Truet-Callu, greffier présent lors du prononcé.

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Après avoir, à l’audience publique du 10 janvier 2005, entendu les conseils des parties, les observations de M. le représentant du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie et celles du ministère public, les conseils des parties ayant eu la parole en dernier ;

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*   *

La société Orange Caraïbe, détenue à 99 % par la société Orange Holding, elle-même détenue à 99 % par France Télécom, dispose d’une licence d’utilisation de fréquences GSM délivrée par arrêté du 14 juin 1996, modifié par un arrêté du 23 janvier 2002. Cette entreprise a déployé dans les trois départements de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane un réseau de téléphonie mobile et y propose des offres commerciales de services de téléphonie mobile depuis septembre 1996.

La société Bouygues Telecom Caraïbe, détenue à 99 % par la société Bouygues Telecom, dispose d’une licence d’utilisation de fréquences GSM délivrée par arrêté du 19 juillet 2001. Cette entreprise a déployé un réseau de téléphonie mobile couvrant les trois départements des Caraïbes et propose des offres commerciales de services de téléphonie mobile depuis décembre 2000.

Faisant valoir que les sociétés Orange Caraïbe et France Telecom mettent en œuvre diverses pratiques anticoncurrentielles dans le secteur de la téléphonie mobile dans les trois départements français des Caraïbes et soutenant, notamment, que la société Orange Caraïbe abuse de sa position dominante sur ce marché en imposant une clause d’exclusivité aux distributeurs de ses produits ainsi qu’au seul réparateur agréé de terminaux dans les Caraïbes, à savoir la société Cétélec Caraïbe, en pratiquant pour les tarifs qu’elle propose à ses clients une différenciation excessive et discriminatoire entre les appels on net et les appels off net et en captant la clientèle par des pratiques de fidélisation abusives, la société Bouygues Telecom Caraïbe a saisi le Conseil de la concurrence par lettre enregistrée le 9 juillet 2004 et a, accessoirement à sa saisine au fond, demandé sur le fondement de l’article L. 464-1 du code de commerce que des mesures conservatoires soient prises à l’encontre des sociétés Orange Caraïbe et France Télécom.

Par décision no 04-MC-02 du 9 décembre 2004, le Conseil de la concurrence a dit :

Art.  1er.  -  Il est enjoint à Orange Caraïbe, à titre conservatoire et dans l’attente d’une décision au fond, de supprimer dans tous les contrats, en cours ou à venir, conclus avec ses distributeurs indépendants les obligations d’exclusivité liant ces derniers, et notamment le quatrième alinéa du premier article du « Contrat d’agent commercial » et les dispositions de l’article 14 du même contrat intitulé « Non concurrence ». Orange Caraïbe devra en informer l’ensemble de ses distributeurs indépendants par lettre recommandée avec avis de réception dans un délai maximum de deux mois à compter de la notification de la présente décision. Cette lettre devra comprendre, en annexe, une copie de l’intégralité de la présente décision.

Art.  2.  -  Il est enjoint à Orange Caraïbe, à titre conservatoire et dans l’attente d’une décision au fond, de supprimer l’ensemble des obligations d’exclusivité qu’elle impose à Cétélec Caraïbe. Orange Caraïbe devra informer Cétélec Caraïbe de cette mesure par lettre recommandée avec avis de réception dans un délai maximum de deux mois à compter de la notification de la présente décision.

Art.  3.  -  Il est enjoint à Orange Caraïbe, à titre conservatoire et dans l’attente d’une décision au fond, de faire en sorte que pour toutes les offres comportant des tarifs différents pour les communications on net, d’une part, et off net, d’autre part, l’écart entre ces tarifs on net et off net ne dépasse pas l’écart entre les coûts qu’Orange Caraïbe supporte pour l’acheminement de ces deux types de communications. Orange Caraïbe en informera ses clients par mention sur leur prochaine facture et par affichage visible dans les agences France Télécom et les points de vente Orange. Cette mesure devra prendre effet dans un délai maximum de deux mois à compter de la notification de la présente décision.

Art.  4.  -  Il est enjoint à Orange Caraïbe, à titre conservatoire et dans l’attente d’une décision au fond, de permettre que ses clients utilisent les points de fidélité qu’ils ont acquis ou dont ils pourraient faire l’acquisition, en tant qu’à-valoir venant en déduction du prix de tout achat d’un bien ou d’un service qu’elle propose à sa clientèle, la valeur du point étant celle fixée par Orange Caraïbe. Cette dernière en informera ses clients par mention sur leur prochaine facture et par affichage visible dans les agences France Télécom et les points de vente Orange. Cette mesure devra prendre effet dans un délai maximum de deux mois à compter de la notification de la présente décision.

La cour :

Vu le recours régulièrement formé par la société Orange Caraïbe à l’encontre de la décision susvisée, par voie d’assignation à l’audience du 10 janvier 2005, délivrée à la société Bouygues Telecom Caraïbe, à la société France Télécom, au ministre chargé de l’économie et au Conseil de la concurrence et aux termes de laquelle la requérante demande à la cour :

-  à titre principal, d’annuler la décision déférée ;

-  à titre subsidiaire, de la réformer,

s’agissant de la première injonction, en excluant de son champ d’application les 26 boutiques dans lesquelles Orange Caraïbe a consenti des investissements significatifs et toute autre boutique dans laquelle elle investirait significativement à l’avenir ;

-  s’agissant de la deuxième injonction, en prévoyant qu’Orange Caraïbe doit recevoir une compensation pour tous les investissements réalisés dans Cétélec Caraïbe et non seulement pour la mise à disposition de terminaux ;

-  s’agissant de la troisième injonction, en lui accordant un délai supplémentaire de mise en œuvre de deux mois ;

-  s’agissant de la quatrième injonction :

-  d’une part, en limitant au sein de l’offre alternative « Changez de mobile » qu’Orange Caraïbe doit mettre en place, les services que doit proposer Orange Caraïbe à ses clients pour leur permettre d’utiliser les points acquis au sein de son programme aujourd’hui appelé « Changez de mobile » à l’achat de minutes de communications par lots,

et

-  d’autre part, en accordant un délai supplémentaire de mise en œuvre de deux mois ;

-  de condamner la société Bouygues Telecom Caraïbe à lui payer la somme de 15 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Vu le mémoire de la société Bouygues Telecom Caraïbe en date du 5 janvier 2005 par lequel cette partie demande à la cour :

-  de déclarer irrecevable le recours de la société Orange Caraïbe ;

-  de rejeter sa demande d’annulation et, subsidiairement, sa demande de réformation ;

-  de confirmer la décision no 04-MC-02 du Conseil de la concurrence en l’ensemble de ses dispositions ;

-  de condamner la société Orange Caraïbe à lui payer la somme de 10 000 euros au titre de l’article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Ouï le représentant du ministre chargé de l’économie en ses observations tendant au rejet du recours et le ministère public en ses conclusions tendant au rejet du recours ;

Sur ce :

Considérant que, bien que régulièrement assignée, la société France Télécom n’a pas déposé de conclusions ;

Sur la procédure suivie devant le Conseil de la concurrence :

Considérant que, par lettre du 20 septembre 2004, le rapporteur général a, en application des dispositions de l’article 34 du décret no 2002-689 du 30 avril 2002 fixé des délais pour la production d’observations et de pièces justificatives et pour leur consultation par les intéressés ; que, conformément au calendrier ainsi fixé, la société Bouygues Telecom Caraïbe a déposé le 21 octobre 2004 des observations complémentaires à la saisine qui ont été mises à la disposition de la société Orange Caraïbe à compter du 22 octobre 2004 ;

Considérant que, par lettre adressée au rapporteur le 24 octobre 2004, la société Orange Caraïbe, invoquant l’ampleur et le caractère tardif de ce dépôt, a sollicité un réaménagement de l’ensemble du calendrier de la procédure ; que cette demande s’est heurtée au refus du rapporteur général, exprimé par lettre du 28 octobre 2004 ;

Considérant que la requérante fait grief au Conseil de la concurrence, lequel a refusé d’écarter des débats les observations déposées par Bouygues Telecom Caraïbe le 21 octobre 2004, d’avoir violé le principe du contradictoire et méconnu, ce faisant, les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Mais considérant que la société Orange Caraïbe ne justifie d’aucune atteinte au principe du contradictoire, lequel doit s’apprécier au regard de l’urgence inhérente à la procédure applicable en matière de mesures conservatoires, dès lors qu’elle a disposé d’un temps suffisant pour prendre connaissance et pour répondre utilement, avant la date fixée pour le dépôt de ses propres observations et, à plus forte raison, avant la séance du conseil du 9 novembre 2004, aux observations par lesquelles la société Bouygues Telecom Caraïbe a complété l’argumentation exposée au soutien de sa saisine et précisé, sur des points mineurs, les demandes qui y étaient formulées ;

Qu’il s’ensuit que la demande d’annulation de la décision déférée n’est pas fondée ;

Sur la recevabilité du recours en tant qu’il est dirigé contre le chef de la décision du Conseil de la concurrence déclarant la saisine recevable :

Considérant qu’aux termes de son assignation (p. 15) la requérante fait valoir que « dès lors qu’aucun élément suffisamment probant ne permet de présumer sérieusement l’existence de pratiques anticoncurrentielles imputables à Orange Caraïbe, la cour ne pourra qu’annuler la décision attaquée en ce qu’elle a prononcé la recevabilité de la saisine de la société Bouygues Telecom Caraïbe » ;

Considérant cependant que si le Conseil de la concurrence a, en accueillant la demande de mesures conservatoires formée par la société Bouygues Telecom Caraïbe, nécessairement admis que la saisine était appuyée d’éléments suffisamment probants, le recours n’est pas recevable en tant qu’il vise ce chef de la décision indépendamment de celui relatif aux mesures conservatoires ;

Considérant, en effet, qu’il résulte des dispositions des articles L. 464-7 et L. 464-8 du code de commerce que le recours en annulation ou en réformation devant la cour d’appel de Paris prévu par ces textes n’est pas ouvert contre les décisions par lesquelles le Conseil de la concurrence estime que les faits invoqués à l’appui de la saisine sont suffisamment probants ;

Sur les mesures conservatoires :

Considérant qu’il résulte des dispositions de l’article L. 464-1 du code de commerce que le prononcé de mesures conservatoires, lesquelles ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l’économie générale, à celle du secteur intéressé, à l’intérêt des consommateurs ou à l’entreprise plaignante et doivent rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l’urgence, implique que l’autorité compétente, si elle n’est pas tenue de constater l’existence d’une pratique anticoncurrentielle avec le même degré de certitude que celui requis pour la décision sanctionnant une telle pratique, caractérise une présomption d’infraction raisonnablement forte aux règles de la concurrence ;

Considérant que le Conseil de la concurrence a exactement défini le marché pertinent comme celui de la téléphonie mobile dans les trois départements français de la zone Antilles Guyane ; qu’au demeurant cette appréciation n’est pas critiquée par la requérante ;

Considérant que la société Bouygues Telecom Caraïbe, qui ne le conteste pas davantage, occupe une position dominante sur ce marché ; qu’il suffit de relever ici qu’à la fin du mois de juin 2004, la part de marché d’Orange Caraïbe sur le parc de clients actifs de téléphonie mobile était supérieure à 82 % ;

Considérant, sur les pratiques ayant motivé le prononcé de mesures conservatoires, que le Conseil de la concurrence a, par des motifs complets et pertinents, que la cour fait siens et qui ne sont pas utilement combattus par l’argumentation développée et les pièces produites par la requérante, estimé qu’il peut être raisonnablement présumé que la société Orange Caraïbe exploite abusivement sa position dominante sur le marché considéré en imposant une obligation d’exclusivité et, après cessation des relations contractuelles, de non-concurrence aux distributeurs diffusant ses services, en imposant des liens d’exclusivité au seul réparateur de terminaux mobiles agréés dans les Caraïbes, en appliquant une tarification préférentielle non justifiée aux appels émis par ses clients à l’intérieur de son propre réseau par rapport à ceux destinés aux clients de Bouygues Telecom Caraïbe et, enfin, en mettant en œuvre certains programmes tendant à la fidélisation de la clientèle ;

Considérant qu’il suffit de relever ici, en premier lieu, que les contrats d’agent commercial liant la requérante aux distributeurs indépendants, lesquels assurent l’essentiel des ventes d’Orange Caraïbe puisque celles réalisées dans les agences France Télécom, autres distributeurs exclusifs des services de téléphonie mobile proposés par Orange Caraïbe et des téléphones associés à ceux-ci, ne représentent que 18 % des ventes à destination du marché résidentiel et 27 % de celles aux entreprises, prévoient systématiquement que l’agent s’oblige à représenter à titre exclusif le service d’Orange Caraïbe et s’interdit, en conséquence, d’accepter la représentation d’un service concurrent sans l’accord exprès et préalable d’Orange Caraïbe que celle-ci « peut refuser à son entière discrétion » ; qu’il est en outre stipulé, sous la mention « Non concurrence » que l’agent s’engage à ne pas distribuer de quelque manière que ce soit, aux Antilles, de services de radiotéléphonie substituables au service d’Orange Caraïbe, sauf accord écrit et préalable de cette dernière, et que cette obligation de non-concurrence s’applique pendant la durée du contrat et deux ans après sa cessation ;

Considérant que de telles clauses faisant obstacle à la distribution multimarque entravent l’accès au marché de la distribution dès lors que Bouygues Telecom Caraïbe doit, pour trouver des distributeurs indépendants qualifiés et disposant d’un emplacement attractif, sur de petits territoires, faire des efforts bien supérieurs à ceux qu’il aurait besoin de fournir dans des conditions de concurrence normale, alors surtout que cet opérateur est arrivé sur le marché quatre ans après Orange Caraïbe ; qu’il importe peu, sous l’angle de la licéité de cette pratique, reprochée à une entreprise en position dominante, que la requérante ait, comme elle l’affirme, consenti des investissements significatifs pour l’aménagement de certaines boutiques, en vue de la mise en place de la marque Orange ;

Considérant, en deuxième lieu, que le « contrat de services de maintenance » conclu entre Orange Caraïbe et la société Cétélec Caraïbe, seul réparateur de téléphones mobiles agréé par les constructeurs de ces appareils pour la zone géographique en cause, fait obligation à Cétélec Caraïbe de ne pas effectuer, de quelque manière que ce soit, directement ou indirectement, sur le territoire, de prestations de maintenance de mobiles au profit d’un concurrent et de ses clients pendant la durée dudit contrat, sauf accord écrit et préalable d’Orange Caraïbe ;

Que l’exclusivité ainsi imposée à Cétélec Caraïbe au profit d’Orange Caraïbe, qui a pour effet d’interdire à Bouygues Telecom Caraïbe l’accès aux prestations locales de réparation de téléphones dès lors que cet opérateur n’a pas une activité suffisante pour se doter de son propre centre de réparation en raison de l’importance des coûts fixes liés au la mise en place d’un tel centre, est de nature à augmenter ses coûts et à dégrader l’image du service offert au consommateur par cet opérateur compte tenu des délais nécessaires à la réparation dans un centre métropolitain et, par voie de conséquence, à susciter la migration de clients au profit de l’opérateur dominant et à rendre plus difficile l’acquisition de nouveaux clients ; qu’est inopérante au regard de la qualification que peut recevoir le comportement ainsi imputé à Orange Caraïbe l’invocation par cette dernière des investissements consentis pour l’installation et le fonctionnement de Cétélec Caraïbe ;

Considérant, en troisième lieu, que le Conseil de la concurrence a constaté, au vu de l’avis émis sur sa demande, le 14 octobre 2004, par l’Autorité de régulation des télécommunications, que la société Orange Caraïbe met en œuvre une pratique de surtarification des communications passées par ses clients à destination de ceux de la société Bouygues Telecom Caraïbe (appels off net) par rapport aux communications passées par ses clients à destination de son propre réseau (appels on net), s’étendant à une partie substantielle de sa gamme tarifaire puisqu’elle s’applique aux communications émises en dépassement du forfait contractuel et aux offres de cartes prépayées, lesquelles sont très largement utilisées dans la zone géographique considérée ; que le conseil relève, en outre, conformément à l’avis de l’ART, et sans être utilement contredit, que les différences de prix de détail entre les appels on net et les appels off net n’apparaissent pas justifiées par les écarts de coûts d’acheminement de ces appels, au regard des niveaux de prix des terminaisons d’appel facturées par Orange Caraïbe, d’une part, et par Bouygues Telecom Caraïbe, d’autre part ;

Considérant que cette pratique de discrimination tarifaire non justifiée par une différence objective de situation, appliquée par un opérateur en position dominante, est de nature à renforcer ce dernier par un effet de réseau, ou « effet de club », dans la mesure où les clients sont incités à restreindre le volume des appels destinés à l’opérateur concurrent et, lors du premier achat ou d’un renouvellement, à tenir compte du réseau auquel appartiennent leurs principaux correspondants ; qu’il en est d’autant plus ainsi lorsqu’une telle pratique est observée sur un marché étroit (moins d’un million de clients potentiels), ne comportant que deux acteurs aux positions fortement asymétriques ;

Considérant, en quatrième lieu, que le marché de la téléphonie mobile de la zone Antilles-Guyane, où l’on observe pour les départements de la Martinique et de la Guadeloupe un taux de pénétration supérieur à 70 %, est un marché mature, où les primo-accédants sont rares, comme le montre la faible croissance, voire la stagnation du parc total, relevée par l’ART (avis susvisé, p. 6) ; que les deux acteurs ayant seuls déployé des réseaux couvrant l’ensemble de la zone considérée ne peuvent, en conséquence, espérer augmenter leur part de marché qu’en proposant des offres attractives aux clients de leur concurrent ;

Considérant que dans un tel contexte le dispositif de fidélisation de la clientèle mis en œuvre par la société Orange Caraïbe sous la dénomination « Changez de mobile », en vertu duquel sont attribués aux clients titulaires d’un forfait (prépayé ou post-payé) des points dont le nombre est indiqué sur la facture mensuelle, en fonction notamment du montant de celle-ci, mais qui ne peuvent être utilisés par l’abonné que par imputation sur le prix d’un nouveau terminal et sous la condition de souscrire un nouvel abonnement d’une durée de 24 mois, à défaut de quoi le client perd le bénéfice des points accumulés, est de nature à produire un effet de cristallisation des écarts de parts de marché en dissuadant le consommateur de faire jouer la concurrence au seul moment où cela lui est possible, c’est-à-dire au terme de sa période d’engagement ;

Considérant, quant à l’atteinte grave et immédiate à l’économie générale, à celle du secteur intéressé, à l’intérêt des consommateurs ou à l’entreprise plaignante, que les pertes cumulées de la société Bouygues Telecom Caraïbe, dont la part de marché était limitée à 17,5 % fin juin 2004 après avoir atteint 26 % et dont les pertes cumulées étaient proches de 80 millions d’euros fin 2003, sont d’une ampleur telle qu’il existe un risque sérieux de désengagement de Bouygues Telecom, son unique actionnaire, en l’absence de redressement de la situation financière ; que la sortie du marché du seul opérateur de réseau alternatif, qui aurait pour conséquence de soustraire Orange Caraïbe à toute pression concurrentielle, ne pourrait qu’entraîner des conséquences négatives pour l’économie du secteur intéressé et l’intérêt des consommateurs ; que le conseil observe pertinemment que le maintien de Bouygues Telecom Caraïbe sur le marché dans les conditions actuelles, impliquant un report des investissements dans les nouvelles technologies nécessaires à l’amélioration du service rendu au consommateur aurait, à terme, des effets proches de ceux de la situation de monopole qu’emporterait le retrait du groupe Bouygues Telecom ;

Considérant que, contrairement à ce que soutient la requérante, les pratiques d’éviction ci-dessus caractérisées, qui tendent à entraver le marché de la distribution au détail et les transferts de clientèle et à élever les coûts du concurrent, sont, par leur cumul et leur durée, la cause directe et certaine de l’atteinte à l’entreprise plaignante - dont il n’est pas établi qu’elle ait ignoré les spécificités du marché antillo-guyanais, sur lequel elle a fortement investi - et, à travers elle, au secteur concerné et aux intérêts des consommateurs ;

Considérant que, sous réserve de la précision ci-après apportée quant au délai d’exécution des troisième et quatrième injonctions, les mesures conservatoires prises par le Conseil de la concurrence, proportionnées à l’atteinte relevée, sont strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l’urgence ;

Considérant, à cet égard, d’abord, s’agissant des mesures relatives aux obligations d’exclusivité pesant sur les distributeurs d’Orange Caraïbe et sur la société Cétélec Caraïbe, que la situation ci-dessus décrite impose la levée sans condition ni réserve de l’ensemble de ces obligations, cette mesure n’ayant pas, au demeurant, pour conséquence de priver Orange Caraïbe du bénéfice commercial lié aux investissements dédiés à la marque Orange ;

Considérant, ensuite, qu’en donnant injonction à l’opérateur dominant de faire en sorte que pour toutes les offres comportant des tarifs différents pour les communications on net, d’une part, off net, d’autre part, l’écart entre ces tarifs ne dépasse pas l’écart entre les coûts qu’Orange Caraïbe supporte pour l’acheminement de ces deux types de communication, le conseil n’a pas pour autant retiré à cette dernière la maîtrise de ses prix de détail ni « interdit la souplesse nécessaire pour une bonne politique commerciale adaptée aux besoins des consommateurs ».

Considérant, encore, qu’Orange Caraïbe ne rapporte pas la preuve de l’inadaptation alléguée du champ d’application de la quatrième injonction relative à l’utilisation des points acquis dans le cadre de son programme de fidélisation aujourd’hui dénommé « Changez de mobile », étant rappelé que les points acquis par l’abonné ne peuvent être actuellement dépensés que pour l’achat d’un bien, à savoir un téléphone mobile ;

Que la requérante est en revanche fondée en sa demande tendant à ce que les délais maximum de mise en œuvre des troisième et quatrième injonctions soient portés à quatre mois à compter de la date de notification de la décision déférée, eu égard notamment aux impératifs techniques liés aux modifications à apporter à son système de facturation et aux dispositions de l’article L. 121-84 du code de la consommation issues de la loi no 2004-669 du 9 juillet 2004 selon lesquelles tout projet de modification des conditions contractuelles de fourniture d’un service de communications électroniques est communiqué par le prestataire au consommateur au moins un mois avant son entrée en vigueur ;

Considérant qu’il y a lieu de rejeter les demandes réciproquement formées en application des dispositions de l’article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Par ces motifs :

Rejette le recours en annulation formé par la société Orange Caraïbe ;

Réforme la décision no 04-MC-02 du 9 décembre 2004 du Conseil de la concurrence mais seulement en ce qu’elle a fixé à deux mois à compter de la notification de ladite décision le délai maximum de mise en œuvre des troisième et quatrième injonctions ;

Et statuant à nouveau de ce chef :

Fixe à quatre mois à compter de la notification de la décision susvisée du Conseil de la concurrence le délai maximum de mise en œuvre des troisième et quatrième injonctions par la société Orange Caraïbe ;

Rejette toute autre demande ;

Condamne la société Orange Caraïbe aux dépens.

Le greffier Le président

Demandeur :

La société Bouygues Telecom Caraïbe, prise en la personne de ses représentants légaux, ayant son siège social Oasis, quartier Bois-Rouge, 97224 Ducos, représentée par la SCP Monin, avoué à la cour, assistée de Me Joseph Vogel de la SCP Vogel & Vogel, avocat au barreau de Paris, 30, avenue d’Iéna 75116 Paris.

Défendeurs :

La société Orange Caraïbe, agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux, ayant son siège social 41-45, boulevard Romain-Rolland, 92120 Montrouge, représentée par la SCP Grappotte Benetreau, avoués associés à la cour, assistée de Me Hugues Calvet, avocat au barreau de Paris, 130, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 75008 Paris.

La société France Télécom SA, prise en la personne de ses représentants légaux, ayant son siège social, 6, place d’Alleray 75015 Paris, non comparant.

En présence de M. le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, 59, boulevard Vincent-Auriol, 75703 Paris, représenté par M. Michel Roseau, muni d’un pouvoir spécial.

Composition de la cour,

L’affaire a été débattue le 15 février 2005, en audience publique, devant la cour composée de :

M. Carre-Pierrat, président ;
M. Le Dauphin, conseiller ;
Mme Mouillard, conseillère, qui en ont délibéré.

Greffier, lors des débats : M. Truet-Callu.

Ministère public représenté lors des débats par M. Woirhaye, avocat général, qui a fait connaître son avis.

Arrêt contradictoire, prononcé publiquement par M. Carre-Pierrat, président, signé par M. Carre-Pierrat, président, et par M. Truet-Callu, greffier présent lors du prononcé.

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Vu la requête en date du 3 février 2005 par laquelle la société Bouygues Telecom Caraïbe sollicite la rectification d’une erreur matérielle affectant la première ligne du dernier paragraphe de la page 5 de l’arrêt du 28 janvier 2005 susvisé ;

Vu les conclusions en date du 11 février 2005 par lesquelles la société Orange Caraïbe déclare s’en rapporter à justice sur le mérite de cette requête ;

Vu l’article 462 du nouveau code de procédure civile ;

Considérant qu’il y a lieu, conformément aux dispositions du texte susvisé, de rectifier l’erreur matérielle visée par la requête de la société Bouygues Telecom Caraïbe ;

Par ces motifs :

Dit qu’à la première ligne du dernier paragraphe de la page 5 de l’arrêt de cette cour du 28 janvier 2005 (RG : 2004/23525) les mots : « société Bouygues Telecom Caraïbe » sont remplacés par les mots : « société Orange Caraïbe » ;

Dit que le présent arrêt rectificatif sera mentionné sur la minute de l’arrêt rectifié et notifié comme celui-ci ;

Laisse les dépens afférents au présent arrêt à la charge du Trésor Public.

Le greffier Le président

(*)  Décision n° 04-MC-02 du Conseil de la concurrence en date du 9 décembre 2004 parue dans le BOCCRF n 3 du 31 mars 2005.