Arrêt de la Cour de cassation (chambre commerciale, financière et économique)
en date du 18 avril 2000 relatif au pourvoi formé par la SA France Télécom
contre l’arrêt rendu le 15 mars 1999 par la cour d’appel de Paris (1re chambre
civile, section H) concernant le recours formé par la SA France Télécom
contre une décision no 99-MC-01 du Conseil de la concurrence en
date du 12 janvier 1999 relative à une demande de mesures conservatoires
présentée par la société NC Numéricâble
NOR : ECOC0000172X
Au nom du peuple français,
La Cour de cassation (chambre commerciale, financière
et économique) a rendu l’arrêt suivant :
Sur le pourvoi formé par la société France Télécom,
société anonyme, dont le siège est 6, place d’Alleray, 75509 Paris
Cedex 15, en cassation d’un arrêt rendu le 15 mars 1999 par la cour
d’appel de Paris (1re chambre civile, section H),
au profit :
1o De la société NC Numéricâble,
société en nom collectif, dont le siège est 42, quai du Point-du-Jour, 92100 Boulogne-Billancourt ;
2o Du ministre de l’économie,
des finances et de l’industrie (DGCCRF), domicilié 59, boulevard
Vincent-Auriol, 75703 Paris Cedex 13, défendeurs à la cassation ;
La demanderesse invoque, à l’appui de son pourvoi,
les quatre moyens de cassation annexés au présent arrêt ;
La cour, en l’audience publique du 7 mars 2000, où
étaient présents : M. Dumas, président, M. Leclercq,
conseiller rapporteur, MM. Poullain, Métivet, Mmes Garnier, Collomp,
conseillers, M. Huglo, Mme Mouillard, M. Boinot, Mmes Champalaune,
Gueguen, conseillers référendaires, M. Feuillard, avocat général, Mme Arnoux,
greffier de chambre ;
Sur le rapport de M. Leclercq, conseiller, les
observations de Me Copper-Royer, avocat de la société France Télécom,
de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société NC Numéricâble, de
Me Ricard, avocat du ministre de l’économie, des finances et
de l’industrie, les conclusions de M. Feuillard, avocat général, à la
suite desquels le président a demandé aux avocats s’ils souhaitaient présenter
des observations complémentaires, et après en avoir délibéré conformément
à la loi ;
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 15 mars
1999), qu’en qualité de concessionnaire de collectivités locales, la société
Numéricâble diffuse des services audiovisuels sur un réseau câblé
appartenant à la société France Télécom ; que le tarif de la redevance
due à celle-ci par la société Numéricâble, antérieurement révisé à
plusieurs reprises, a été contractuellement fixé jusqu’au 31 décembre
1998 ; que, se référant à l’application du protocole antérieurement
applicable, souscrit le 29 mai 1992, la société France Télécom a notifié
à la société Numéricâble une importante augmentation du tarif ;
qu’invoquant l’aggravation importante de ses difficultés financières qui résulterait
d’une telle augmentation, injustifiée selon elle, et les risques de subir la
suspension de la mise à sa disposition des capacités de transport et de
distribution des signaux prévue par les conventions d’établissement, en leur
article 29, pour le cas de défaut de paiement, ainsi que son remplacement
par un autre opérateur, la société Numéricâble a saisi le Conseil de la
concurrence en reprochant à la société France Télécom des pratiques
illicites contraires au titre III de l’ordonnance du 1er décembre
1986, et a demandé des mesures conservatoires ; que le Conseil, dont la décision
a été confirmée par l’arrêt, a enjoint à la société France Télécom de
ne pas mettre en œuvre les dispositions de l’article 29 des conventions
d’établissement jusqu’à sa décision au fond ; Sur
le premier moyen, pris en ses trois branches : Attendu que la société France Télécom fait grief
à l’arrêt d’admettre la compétence du Conseil de la concurrence, alors,
selon le pourvoi, d’une part, que le Conseil de la concurrence n’a pas compétence
pour se prononcer sur un litige d’ordre contractuel que la saisine que la société
NC Numéricâble a transmis au Conseil de la concurrence avait pour seul
objet la tarification des services fournis par France Télécom sur les réseaux
du Plan Câble ; que cette tarification était déterminable en exécutant
les accords contractuels qui prévoyaient en cas de désaccord l’intervention
d’un collège d’experts ; que dès lors, en se déclarant valablement
saisi, le Conseil de la concurrence s’est substitué à la volonté des
parties de fixer un prix déterminable par application des conventions
successives liant les parties qui, par ailleurs, prévoyaient une clause de règlement
amiable des litiges, et a violé les articles 7, 8, 11 et 19 de
l’ordonnance du 1er décembre 1986 ; alors
d’autre part, que la saisine que la société NC Numéricâble a transmis
au Conseil de la concurrence avait pour seul objet la tarification des services
fournis par France Télécom sur les réseaux du Plan Câble, la société NC Numéricâble
considérant que la redevance exigée était excessive ; que pour justifier
la compétence du Conseil de la concurrence, la cour d’appel a énoncé
qu’il avait été saisi pour examiner si les pratiques de France Télécom dénoncées
par la société NC Numéricâble étaient de nature à constituer des
infractions à l’article 8 de l’ordonnance du 1er décembre
1986 et à l’article 86 du traité de Rome ; qu’en statuant ainsi,
la cour d’appel a méconnu les termes du litige et violé l’article 4
du nouveau code de procédure civile ; et alors, enfin, que le Conseil de
la concurrence n’a compétence que pour examiner si les « pratiques »
dont il est saisi entrent dans le champ des articles 7 et 8 de
l’ordonnance du 1er décembre 1986 ; qu’en
l’espèce le Conseil de la concurrence a été saisi d’un litige portant sur
l’application des accords contractuels de 1992 et 1996 afin de tarifer les
services fournis par France Télécom sur les réseaux du Plan Câble ;
qu’ainsi l’examen de l’application des accords contractuels ne constituait
aucunement l’examen d’une « pratique illicite » au sens des
articles 7 et 8 de l’ordonnance susvisée, justifiant la compétence du
Conseil de la concurrence ; que dès lors en déclarant qu’il était compétent
pour examiner si les « pratiques » en cause de France Télécom étaient
susceptibles de constituer des infractions audit article 8, la cour
d’appel a violé les articles 7, 8, 11 et 19 de l’ordonnance du 1er décembre
1986 ;
Mais attendu que, sans méconnaître l’objet du
litige, la cour d’appel a pu retenir la compétence du Conseil de la
concurrence pour ordonner des mesures conservatoires, en considérant que
celles-ci avaient pour objet non pas la fixation des tarifs applicables entre
les parties, par substitution à leur échange de consentements, ou à une décision
arbitrale, mais la prévention d’un risque d’exploitation abusive d’un état
de dépendance économique, eu égard à la prétention de la société France Télécom
de fixer ces tarifs unilatéralement sous des menaces de sanctions mettant en péril
la survie de la société Numéricâble ; que le moyen n’est fondé en
aucune de ses branches ; Sur
le deuxième moyen, pris en ses trois branches : Attendu que la société France Télécom fait grief
à l’arrêt de la considérer en position d’exploiter abusivement sa
position dominante ou l’état de dépendance de sa partenaire, alors, selon le
pourvoi, d’une part, qu’elle exposait dans son recours que la société NC Numéricâble
et elle étaient en situation de monopole bilatéral et de dépendance réciproque ;
que cette situation résultait de la relation tripartite (commune, France Télécom,
NC Numéricâble) imposée par les pouvoirs publics et qui impliquait que
seule la commune avait le choix du câblo-opérateur et imposait à France Télécom
des obligations tant à son égard qu’à l’égard de NC Numéricâble ;
qu’ainsi France Télécom n’était pas en position dominante mais partageait
avec la société NC Numéricâble un monopole qui s’était trouvé imposé
par l’Etat ; qu’en ne répondant pas à ce moyen de nature à démontrer
l’absence de position dominante de France Télécom, la cour d’appel a violé
l’article 455 du nouveau code de procédure civile alors, d’autre part,
qu’en ce qui concerne l’application de l’article 29 de la convention,
la société France Télécom faisait précisément valoir que l’article 31
de ladite convention relatif au rôle alors joué par la commune réduisait à néant
le risque de coupure effective ; qu’en effet, la ville devant être tenue
informée du défaut de paiement des redevances, elle s’engageait à
intervenir auprès de la société d’exploitation commerciale du réseau pour
lui faire respecter ses engagements pris au titre de la convention et, à défaut
de résultat, elle s’engageait à prendre toutes les dispositions avec
l’accord de France Télécom pour éviter une interruption de l’exploitation
commerciale du service ; qu’en se bornant à énoncer qu’il était
loisible à la société France Télécom de mettre en œuvre les dispositions
de l’article 29 de la convention, sans répondre au moyen tiré du rôle
que la commune pouvait jouer en tant que partie au contrat la cour d’appel a
encore violé l’article 455 du nouveau code de procédure civile ;
et alors, enfin, que la société France Télécom insistait encore sur le fait
qu’en cas de reprise d’exploitation du réseau par un concurrent, les chaînes
existantes seraient remplacées par de nouveaux programmes et que cette
modification devait être acceptée par la commune ; qu’en outre le choix
de l’opérateur était laissé à la commune ; qu’ainsi France Télécom
ne pouvait de sa propre initiative substituer d’autres programmes à ceux de
Numéricâble, et qu’en toute occurence la reprise du réseau par un
concurrent relevait de l’acceptation de la commune de sorte que, sur ce point,
aucune position dominante ne pouvait lui être reprochée ; qu’en se
bornant à énoncer que la reprise du réseau par un concurrent était possible,
sans répondre à ce moyen, la cour d’appel a, à nouveau, violé l’article 455
du nouveau code de procédure civile ;
Mais attendu que pour écarter les prétentions citées
au moyen, l’arrêt se réfère expressément à l’analyse, développée par
le Conseil de la concurrence, dans sa décision, selon laquelle si « la
licéité d’une coupure du signal par France Télécom » relève de
l’appréciation du seul juge compétent, le risque de la compatibilité
d’une telle mesure avec les dispositions légales et contractuelles relatives
à la constitution du réseau est sérieux, ainsi que celui de sa mise en œuvre
par la société propriétaire des infrastructures ; que l’arrêt en
retient qu’en cas de défaillance de la société Numéricâble, son
remplacement par un concurrent est possible ; que l’arrêt relève, en
outre, que la société Numéricâble est en situation de dépendance par
rapport à la société France Télécom, les infrastructures de celles-ci étant
essentielles et sans alternative pour elle ; qu’ainsi la cour d’appel a
répondu aux conclusions invoquées, sans avoir à apprécier dans quelle mesure
les collectivités locales concédantes s’opposeraient à un changement d’opérateur,
en l’absence d’indication par la société France Télécom sur les
justifications concrètes d’une attitude générale de leur part en ce sens ;
que le moyen n’est fondé en aucune de ses branches ; Sur
le troisième moyen : Attendu que la société France Télécom fait grief
à l’arrêt de l’insuffisance de ses constatations sur des pratiques
illicites justifiant les mesures prises, alors, selon le pourvoi, que
l’article 12, alinéa 2 de l’ordonnance du 1er décembre
1986 subordonne les mesures protectrices qu’il organise à la constatation de
faits manifestement illicites constitutifs de pratiques prohibées par les
articles 7 et 8 de l’ordonnance précitée ; qu’en se bornant à
énoncer qu’il ne « pouvait » être exclu, sous réserve d’une
instruction au fond, que la société France Télécom ait mis en œuvre une
pratique prohibée par les dispositions de l’article 8 de l’ordonnance
du 1er décembre 1986, la cour d’appel a caractérisé
son impossibilité de constater l’existence effective de faits manifestement
illicites constitutifs d’une pratique prohibée par l’article 8 de
l’ordonnance précitée ; de sorte qu’en organisant cependant des
mesures conservatoires, elle a violé les articles 8 et 12 de
l’ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Mais attendu que des mesures conservatoires peuvent être
décidées, sur le fondement de l’article 12 de l’ordonnance du 1er décembre
1986, par le Conseil de la concurrence, dans les limites de ce qui est justifié
par l’urgence, en cas d’atteinte grave et immédiate à l’économie générale,
à celle du secteur intéressé, à l’intérêt des consommateurs ou à
l’entreprise plaignante, même sans constatation préalable de pratiques
manifestement illicites au regard des articles 7, 8 ou 10-1 de
l’ordonnance du 1er décembre 1986, dès lors que
les faits dénoncés et visés par l’instruction dans la procédure au fond,
sont suffisamment caractérisés pour être tenus comme la cause directe et
certaine de l’atteinte relevée ; que, soutenant une règle contraire, le
moyen n’est pas fondé ; Sur
le quatrième moyen, pris en ses quatre branches : Attendu que la société France Télécom fait grief
à l’arrêt de considérer les pratiques dénoncées comme portant une
atteinte grave et immédiate à la société Numéricâble, alors, selon le
pourvoi, d’une part, que les mesures conservatoires que le Conseil de la
concurrence peut prendre ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée
« porte une atteinte grave et immédiate » à l’entreprise
plaignante ; que les tarifs de la redevance proposés par la société
France Télécom n’étaient pas fixés, et en appliquant le système de
facturation résultant des accords de 1992, ils ne le seraient qu’aux termes
d’une complète année d’activité soit en l’an 2000, de sorte qu’il ne
pouvait y avoir une « atteinte grave et immédiate » à
l’existence de la société Numéricâble ; qu’ainsi les conditions
d’application de l’article 12 de l’ordonnance du 1er décembre
1986 n’étant pas réunies, la cour d’appel ne pouvait prendre aucune mesure
conservatoire, de sorte qu’en statuant comme elle l’a fait, elle a violé
l’article 12 de la loi d’ordonnance précitée ; alors, d’autre
part, que la société France Télécom exposait à l’appui de son recours que
pour que les conditions d’application de l’article 12 de l’ordonnance
du 1er décembre 1986 soient réunies, il fallait
qu’il y ait urgence et péril en la demeure ; que les tarifs de la
redevance n’ayant pas été fixés, ainsi qu’il est indiqué dans la première
branche, il ne pouvait y avoir ni urgence ni péril en la demeure ; qu’en
ne répondant pas à ce moyen de nature à démontrer que les conditions
d’application de l’article 12 de l’ordonnance précitée n’étaient
pas réunies, la cour d’appel a violé l’article 455 du nouveau code de
procédure civile ; alors, encore, que l’article 12, alinéa 2,
de l’ordonnance du 1er décembre 1986 subordonne
les mesures protectrices qu’il organise à la double constatation de faits
manifestement illicites qui portent une atteinte grave et immédiate à
l’entreprise plaignante ; que pour considérer que les conditions
d’application de ce texte étaient réunies, la cour d’appel a seulement
constaté que l’ampleur de la hausse de la redevance que la société France Télécom
entendait imposer était « de nature à mettre immédiatement en péril
l’existence de la société NC Numéricâble » ; qu’il ne résulte
pas de ces constatations l’existence de faits manifestement illicites, à
savoir une hausse avérée de la redevance, portant à la date de la décision
attaquée une atteinte grave et immédiate à la société NC Numéricâble,
qu’en énonçant cependant que les conditions d’application de l’article 12,
alinéa 2, de l’ordonnance du 1er décembre
1986 étaient réunies, la cour d’appel a violé, par fausse application,
ledit article ; et alors, enfin, que pour considérer que les conditions
d’application de l’article 12, alinéa 2, de l’ordonnance du 1er décembre
1986 étaient réunies, la cour d’appel a encore énoncé que « l’interruption
du signal en cas de non paiement de la redevance porterait une atteinte grave et
immédiate aux intérêts commerciaux de l’entreprise plaignante » ;
qu’il ne résulte pas de cette constatation l’existence de faits
manifestement illicites, à savoir une interruption avérée du signal, portant
à la date de la décision attaquée une atteinte grave et immédiate aux intérêts
de la société NC Numéricâble ; que dès lors les conditions
d’application de l’article 12, alinéa 2, de l’ordonnance du 1er décembre
1986 n’étant pas réunies, la cour d’appel a faussement appliqué ledit
article ;
Mais attendu que c’est par une appréciation
souveraine de l’ensemble des éléments de preuve soumis à son examen que la
cour d’appel a retenu comme pressante et d’application immédiate
l’exigence de forte augmentation de redevance notifiée par la société
France Télécom à la société Numéricâble ; que, répondant ainsi aux
moyens invoqués, elle a pu statuer comme elle l’a fait ; que le moyen
n’est fondé en aucune de ses branches,
Par
ces motifs :
Rejette le pourvoi ;
Condamne la société France Télécom aux dépens ;
Ainsi fait et jugé par la cour de cassation, chambre
commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son
audience publique du 18 avril 2000.