Le Conseil constitutionnel a confirmé la constitutionnalité des dispositions du code de la consommation qui permettent à la DGCCRF de déréférencer des sites et des applications web dont les contenus seraient illicites. Fatou Diallo, cheffe du service national des enquêtes (SNE), revient sur cette décision qui conforte l’administration dans son pouvoir de régulation.
Qu’est-ce que le pouvoir d’injonction numérique ?
Fatou Diallo : Une injonction est un pouvoir de police administrative qui nous permet, par exemple, d’enjoindre à un professionnel de se mettre en conformité ou de cesser une pratique illicite. L’injonction numérique, introduite par la loi DDADDUE du 3 décembre 2020, à l’article L. 521-3-1 du code de la consommation, constitue un second palier d’action. Elle nous permet, après avoir constaté une infraction ou un manquement de la part d’un professionnel qui n’est pas identifiable ou qui refuse de déférer à une première injonction, de nous adresser directement à des tiers, tels qu’un moteur de recherche, un magasin d’applications, un fournisseur d’accès à internet ou un gestionnaire de nom de domaine. Nous pouvons leur ordonner l’affichage d’un avertissement sur le site ou sur l’application, un déréférencement, une restriction d’accès ou un blocage.
Quel était le problème avec Wish ?
F D : L’enquête faisait suite au constat régulier de non-conformité et de dangerosité des produits proposés sur son site internet. Ce constat était partagé par plusieurs acteurs européens, dont notamment le Bureau Européen des Unions de Consommateurs (BEUC) ou l’association Toys Industrie of Europe. En aout 2020, nous avons donc acheté 150 produits sur ce site pour les faire analyser en laboratoire : appareils électriques, jouets, bijoux. 95% se sont relevés non conformes, 45 à 90 % dangereux. Nous étudions finement le modèle économique de la plateforme : rôle joué dans la commercialisation des produits, comportement vis-à-vis des consommateurs et de l’administration, gestion des retraits/rappels.
Par ailleurs, au fur et à mesure que la plateforme retirait des produits notifiés comme non conformes et dangereux, des produits similaires apparaissaient. L’analyse du modèle économique de la plateforme, de son fonctionnement et de la manière dont elle pouvait se présenter aux consommateurs nous a permis de la qualifier comme distributeur. Mi-juillet 2021, nous avons donc enjoint à la société américaine Contexlogic, qui exploite Wish, de cesser de tromper les consommateurs sur la nature des produits commercialisés, sur les risques inhérents à leur utilisation et sur les contrôles effectués, et ce dans un délai de deux mois.
En novembre 2021, après une procédure contradictoire et considérant que la société Contexlogic n’avait pas respecté l’injonction (entre autres, de nombreux produits non conformes et dangereux similaires étaient toujours disponibles sur le site), nous avons enjoint aux principaux moteurs de recherche et magasins d’application (Google, Microsoft, Apple) de déréférencer son site et son application. Le déréférencement a été effectif le 29 novembre 2021.
La société Contextlogic a contesté cette injonction numérique par le biais d’un référé suspension et d’un recours au fond devant le tribunal administratif de Paris, dans le cadre desquels une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été déposée. Le référé a été rejeté, un pourvoi en cassation formé devant le Conseil d’Etat qui a décidé du renvoi de la QPC au Conseil Constitutionnel.
Google est alors intervenu au soutien de Wish dans le cadre de la QPC examinée par le Conseil constitutionnel.
Quels étaient les arguments de Wish et Google ?
F D : Ils ont argué que les dispositions de la loi DDADUE permettant à la DGCCRF d’ordonner le déréférencement d’un site ou d’une application, sans autorisation d’un juge, ni limitation de temps, portaient une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression et de communication et à la liberté d’entreprendre.
Quel a été le raisonnement du Conseil pour rejeter cette QPC ?
F D : Le Conseil a considéré que les dispositions contestées portaient certes atteinte à la liberté d’expression et de communication, mais que la loi, en renforçant la protection des consommateurs et assurant la loyauté des relations commerciales en ligne, poursuivait un objectif d’intérêt général. Il a souligné que la mesure ne s’appliquaient qu’après le constat d’infractions punies d’au moins deux ans de prison et de nature à porter gravement atteinte à la loyauté des transactions ou à l’intérêt des consommateurs, et seulement si l’auteur de l’infraction n’avait pas pu être identifié ou n’avait pas déféré à une injonction de mise en conformité. Il a aussi rappelé la procédure contradictoire prévalant à l’injonction de mise en conformité, qui peut être contestée devant la justice, ainsi que le délai minimum de 48 heures s’imposant à l’administration avant d’ordonner un déréférencement, délai suffisant pour engager un éventuel référé devant un juge.
Le Conseil a également rejeté le grief fondé sur la liberté d’entreprendre, considérant qu’elle pouvait être limitée au nom de l’intérêt général, d’autant que le déréférencement ordonné par l’administration n’empêchait pas les exploitants des interfaces d’exercer leurs activités. Le site et l’application sont simplement déréférencés.
Quels enseignements tirez-vous de cette affaire ?
J’en tire principalement deux enseignements. Cette procédure nous a permis d’agir à l’encontre d’une plateforme en matière de sécurité des produits. Quand nous avons réalisé cette enquête et mis en œuvre l’injonction numérique nous étions très en amont de la publication du DSA (Digital Services Act) et on approchait déjà concrètement de la notion de responsabilité plus grande des plateformes en matière de sécurité des produits. Il ne suffit pas de se présenter comme étant une plateforme pour voir sa responsabilité limitée.
La police administrative est très efficace en matière de sécurité. Pour le cas Wish, qui a fait l’objet de nombreuses communications, nous avons été très observés et questionnés par la Commission européenne et par d’autres pays de l’Union sur notre méthodologie d’enquête, notre approche juridique et nos outils.
A la suite des règlements européens de 2017 et 2019 sur la protection des consommateurs et la conformité des produits, le législateur a fait le choix de doter la DGCCRF de pouvoirs de police administrative permettant efficacité et rapidité lors de la présence de contenus manifestement illicites sur internet et fortement préjudiciables à la sécurité de nos concitoyens. Ce pouvoir est précis, proportionné au préjudice et au risque, respectueux de l’obligation de phases contradictoires avec le mis en cause et soumis le cas échéant à l’appréciation du juge administratif. Le conseil constitutionnel vient de le confirmer.
Alors que depuis deux ans, les problèmes de fraude et de sécurité des produits sur Internet ont augmenté en même temps que le commerce s’y développait, la décision du Conseil confirme tout l’intérêt de ce pouvoir. C’est un outil précieux qui nous permet d’agir avec célérité pour protéger les consommateurs. Wish est une « grosse affaire ». Mais, le commerce sur internet ne se limite pas à de grands opérateurs. Depuis 2020, nous avons utilisé ce nouveau pouvoir à 76 reprises et pour des sites souvent plus modestes, 25 fois pour restreindre l’accès, 50 fois pour bloquer un nom de domaine. C’est aussi un outil fortement dissuasif qui pousse les professionnels à mieux respecter les injonctions de l’administration !