Avis n°18-7 relatif à une demande d’avis d'un professionnel sur les pratiques commerciales d’un fournisseur de logiciels

La Commission d’examen des pratiques commerciales,

Vu la lettre enregistrée le 22 mai 2017 sous le numéro 17-27, par laquelle un professionnel interroge la Commission sur la conformité des pratiques commerciales d’un fournisseur de logiciels avec les dispositions du Code de commerce et en particulier de son article L.442-6.

Vu les articles L440-1 et D440-1 à D440-13 du code de commerce ;

Le rapporteur entendu lors de sa séance plénière du 20 septembre 2018 ;

Dans le cadre d’une relation commerciale stable et établie entre une entreprise fournissant un progiciel et une société cliente, il est possible d’envisager de qualifier l’introduction d’une redevance complémentaire de « pratique abusive » au sens de l’article L. 442-6 du Code de commerce.

Si l’introduction après 16 ans de relations continues d’un article visant à interdire la fourniture des résultats issus de l’utilisation du progiciel à des tiers ou des entités affiliés n’a pas fait l’objet de négociations particulières, il faut se demander si l’absence de possibilité de négociation résulte ici du pouvoir de marché de l’un des partenaires.

I. Objet de la saisine

Un professionnel interroge la Commission sur la problématique ci-dessous :

Une société a pour activité la construction, l’hébergement, l’enrichissement et l’exploitation de bases de données en matière automobile. Elle a réalisé des investissements significatifs et fournit à ses clients des informations sur le marché automobile. Deux licences ont été acquises auprès du Ministère de l’intérieur pour la réalisation et l’exploitation de données nominatives et de données statistiques (à partir du système d’immatriculation des véhicules). Par ses investissements et son savoir-faire spécifique, elle a ainsi constitué une base de données à partir des données brutes collectées auprès du Ministère. Elle propose ensuite des études, statistiques, prévisions,… à ses clients.

Pour atteindre ce résultat, la société utilise un progiciel proposé par un acteur mondial de premier plan en matière de solutions informatiques à destination des entreprises. Ce progiciel permet le traitement des donnés à l’aide d’un « code » permettant de lire les données du Ministère. Sans cette solution, la société se trouverait dans l’incapacité de travailler sur les données et de proposer les outils marketing destinés aux clients. La société est donc fortement dépendante de son fournisseur de progiciel (et ce d’autant plus que le changement de fournisseur de solutions informatiques serait très coûteux).

Les deux entreprises sont en relation d’affaires depuis le 15 novembre 2000. Le contrat‑cadre initial a fait l’objet de 17 contrats d’application, le dernier en date de septembre 2015. A chaque échéance, le fournisseur de progiciel propose une nouvelle annexe élaborée sur la base d’un contrat-type en précisant les ajustements visant à actualiser le tarif des prestations et la puissance machine requise pour le fonctionnement du « code ».

En octobre 2016, le fournisseur de progiciel contactait la société afin de lui indiquer qu’il venait de découvrir son activité de fournisseur de données et lui signifiait que cette activité était contraire aux termes de l’annexe signée en septembre 2015. En conséquence un ajustement de la redevance annuelle, estimée unilatéralement à près de 8 millions d’euros, devait être versé en lieu et place d’un montant de l’ordre 300 000 euros auparavant (le chiffre d’affaires du fournisseur avec la société est de 335 000 euros annuel).

Pour justifier un tel ajustement, le fournisseur invoque l’article 5.2 de l’annexe 17 stipulant que « le client ne pourra traiter par le biais du progiciel aucune donnée y compris les Données Autorisées, dans le cadre d’un contrat de fourniture de services de données, fournitures de service d’application, fourniture de services de solution ou fournitures de service marketing ni tout accord similaire pour lequel le client fournit des résultats issus de l’utilisation du progiciel à des tiers ou des entités affiliés, ni utiliser lesdits résultats au profit de tiers ou d’entités affiliées ».

Il est à souligner que cet article a été introduit pour la première fois dans l’annexe signée en 2015 puisqu’il n’apparaît pas dans les annexes relatives aux années antérieures. Par ailleurs, l’article en question ne fixe aucune règle de calcul relative au calcul d’une éventuelle redevance complémentaire.

Sur la base de cet article, le fournisseur réclame donc une redevance complémentaire sans fournir d’explications précises sur les modalités du calcul pour parvenir à la somme initiale de 8 millions d’euros qui sera ramenée, à l’issue d’une série d’échanges inter-entreprises entre octobre et décembre 2016, à un montant de 300 000 euros.

Si la société a finalement accepté de payer cette redevance supplémentaire (sous la menace de voir le fournisseur cesser toute fourniture des clefs autorisant l’utilisation de ses progiciels), elle souhaite interroger la CEPC sur le bien-fondé de cette redevance et notamment sur sa conformité aux dispositions du Code de commerce, en particulier de l’article L. 442-6.

II. Analyse de la saisine

En vertu de l’article L.442-6-I, 2° du Code de commerce, tout producteur, commerçant ou industriel qui soumet un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties engage sa responsabilité civile.

Au regard des interrogations récentes autour de la mise en œuvre du texte, une question préalable se pose concernant la notion de « partenaires commerciaux ».

On rappellera en effet que l’article L.442-6-I, 2° du code de commerce relatif au déséquilibre significatif s’applique exclusivement aux pratiques ayant lieu entre partenaires commerciaux (« 2° De soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties »). Tel est également le cas de l’article L.442-6-I, 1° relatif à l’avantage sans contrepartie ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu.

Il résulte de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 27 septembre 2017 (RG n°16/00671) que le partenaire commercial est le « professionnel avec lequel une entreprise commerciale entretient des relations commerciales pour conduire une activité quelconque, ce qui suppose une volonté commune et réciproque d’effectuer de concert des actes ensemble dans des activités de production, de distribution ou de services par opposition à la notion plus large d’agent économique ou plus étroite de cocontractant ». Elle a également précisé que deux entités deviennent partenaires, selon deux modalités, à savoir « par la signature d’un contrat de partenariat », lequel formalise « la volonté des parties de construire une relation suivie », ou alors « parce que leur comportement traduit la volonté de développer des relations stables et établies dans le respect des règles relatives à la concurrence pour coopérer autour d’un projet commun ».

Dans l’affaire jugée en septembre 2017, la Cour d’appel de Paris en a déduit que l’article L.442-6-I, 2° du Code de commerce n’était pas applicable aux contrats de mise à disposition de sites internet (contrat d’abonnement et contrat de licence d’exploitation) conclus entre une société et une entreprise destinés à permettre la présentation et, éventuellement, la commercialisation des produits et services.

La distinction entre la notion de « partenaire commercial » et celles d’« agent économique » ou de « cocontractant » n’est pas évidente et la Cour d’appel de Paris précise, conformément à une jurisprudence établie, que l’existence d’un contrat écrit n’est pas une condition caractéristique de la notion de partenaire commercial.

En revanche, la durée (du contrat ou de la relation) constitue un élément déterminant à travers des « relations stables et établies » entre les parties. Ainsi, dans l’arrêt évoqué, la Cour d’appel de Paris a considéré que les contrats de location portaient sur des opérations ponctuelles à objet et durée limités, n’engendrant aucun courant d’affaires stable et continu entre les parties et qu’il n’existait aucune réciprocité autour d’un projet commun réunissant les cocontractants. Elle apprécie notamment cette absence de réciprocité ou d’accord autour d’un « projet commun » du fait que le client n’avait comme seule obligation substantielle, que celle de payer la prestation fournie par son cocontractant. Ce point de l’argumentation de la Cour d’appel de Paris attire particulièrement l’attention, dans la mesure où ce schéma est en pratique le plus répandu dans les contrats de fourniture de produits ou de services dans les relations d’affaires simples.

Dans la saisine adressée à la CEPC, la situation est caractérisée par la continuité de la relation d’affaires et correspond à celle de partenaires commerciaux qui se connaissent très bien mutuellement et qui ont ainsi pu établir un lien de confiance durant 16 années de relations suivies.

S’il convient d’apprécier la situation à l’aune de l’économie générale du contrat, il n’en demeure pas moins que l’ajout de cette clause doit être considéré au regard de son impact sur la situation des parties. Il apparaît en effet que la décision du fournisseur d’augmenter unilatéralement la redevance, en menaçant de surcroît son client de cesser les livraisons s’il n’accepte pas cette exigence, impose à ce dernier d’accepter la position de son fournisseur ou de rompre ses relations. On notera que l’accroissement de la redevance est de 2 566% (avant d’être finalement « réduit » à 100%, un peu comme si faute de négociation du contrat, on négociait le montant de la redevance ex post…).

Cette clause apparaît suspecte à double titre.

D’une part, elle met un devoir exorbitant à la charge d’une partie sans justification ni contrepartie. La société se voit en effet imposer brutalement une obligation de ne traiter aucune donnée par le biais du progiciel de son fournisseur dans le cadre d’un contrat de services de données. Ceci alors que c’est précisément la nature de l’activité de la société cliente depuis 16 ans que de proposer ce type de contrats à ses clients.

D’autre part,  si la soumission ou tentative de soumission n’est pas un cas de violence qui suppose nécessairement une pression ou une menace, le constat d’une absence de pouvoir réel de négociation paraît suffire pour caractériser la soumission. Dans un contrat d’adhésion, cette condition est le plus souvent remplie (CA Paris, 19 avril 2017, RG n°15/24221 : « l’insertion de clauses dans une convention type ou un contrat d’adhésion qui ne donne lieu à aucune négociation effective des clauses litigieuses peut constituer [la soumission ou la tentative de soumission] »).

Si l’art. 5 de l’annexe de septembre 2015, introduit après 16 ans de relations continues, n’a pas fait l’objet de négociations particulières, il faut se demander si l’absence de possibilité de négociation résulte ici du pouvoir de marché de l’un des partenaires (voir par exemple CA Paris, 21 juin 2017, RG n°15/18784). 

Par conséquent, il est possible d’envisager de qualifier l’introduction d’une redevance complémentaire de la part de l’entreprise qui fournit le progiciel de « pratique abusive » au sens de l’article L. 442-6 du Code de commerce.

Délibéré et adopté par la Commission d’examen des pratiques commerciales en sa séance plénière du 20 septembre 2018, présidée par Monsieur Daniel TRICOT

Fait à Paris, le 20 septembre 2018,
Le vice-président de la Commission d’examen des pratiques commerciales

Daniel TRICOT