La Commission d’examen des pratiques commerciales,
Vu la saisine enregistrée sous le numéro 16-50, par laquelle un syndicat professionnel interroge la Commission sur la conformité au droit de stipulations contenues dans les contrats de concession exclusive dans le secteur du matériel agricole ;
Vu les articles L440-1 et D440-1 à D440-13 du code de commerce ;
Les rapporteurs entendus lors de sa séance plénière du 12 avril 2018 ;
La Commission d’examen des pratiques commerciales a été saisie par le conseil d’un syndicat professionnel afin de recueillir son avis sur la conformité au droit de plusieurs stipulations insérées par une entreprise exerçant son activité dans le secteur du matériel agricole dans les contrats de concession exclusive conclus avec les membres de son réseau de distribution à l’occasion du renouvellement des contrats venus à expiration.
S’il est également fait état dans la saisine d’interrogations relatives à la licéité du transfert de données personnelles de personnes physique à des sociétés situées aux Etats-Unis, la Commission ne saurait se prononcer sur ce sujet qui échappe à sa compétence.
Seule sera envisagée ci-après la question de la conformité aux articles L. 442-6-I-2° et 4° du code de commerce de deux clauses prévoyant respectivement que :
- à l’expiration du contrat de concession, le concédant a le droit de garder les données clients et prospects dans ses bases de données et de les utiliser selon les conditions préalablement acceptées par les clients et prospects
Cette clause prévoit également qu’à l’expiration du contrat, le concessionnaire reçoit une copie des données clients et prospects dans un format standard lisible et qu’il continue à avoir le droit d’utiliser ces données à sa discrétion sous réserve de respecter les lois relatives à la confidentialité des données
- la communication au concédant des bilans et comptes d’exploitation de toute société immobilière ayant un lien avec le concessionnaire
Le fait d’insérer des nouvelles clauses dans le contrat de concession exclusive proposé à la signature à l’occasion du renouvellement ne constitue pas à lui seul « le fait de soumettre ou tenter de soumettre » au sens de l’article L 442-6-I-2° du code de commerce.
La clause selon laquelle, à l’expiration du contrat de concession exclusive, le concédant a le droit de garder les données clients et prospects dans ses bases de données et de les utiliser selon les conditions préalablement acceptées par les clients et prospects est susceptible d’être à l’origine d’un déséquilibre significatif dès lors que cette obligation est dépourvue de justification ou n’est pas assortie d’une contrepartie
La clause en vertu de laquelle le concessionnaire s’engage à communiquer au concédant les bilans et comptes d’exploitation de toute société immobilière ayant un lien avec le concessionnaire, doit être appréciée au regard du contrat dans son ensemble. Elle pourrait notamment soulever des interrogations quant au respect du secret des affaires et quant à la définition de ce qu’il faut entendre par « avoir un lien avec le concessionnaire ».
Toutefois, pour déterminer si un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties est constitué, encore faut-il apprécier globalement le contrat dans son ensemble afin de pouvoir déterminer si l’obligation posée par cette clause est compensée dans le contrat par une contrepartie ou une justification, ce que la CEPC n’est pas en mesure de vérifier dans cet avis.
A supposer que l’article L. 442-6-I-4° du code de commerce soit susceptible de concerner de telles clauses, encore faudrait-il établir une menace de rompre la relation commerciale de façon brutale, c’est-à-dire sans préavis d’une durée suffisante et caractériser des « conditions manifestement abusives ».
I - Sur l’application de l’article L. 442-6-I-2° du code de commerce
« 1. Les conditions d’application de la règle sur le déséquilibre significatif - »
Pour pouvoir invoquer le bénéfice de l’article L. 442-6-I-2° du code de commerce, il convient d’avoir la qualité de « partenaire commercial » au sens de cette disposition.
Dans son arrêt du 27 septembre 2017 (Paris Pôle 5 ch. 4, 27 septembre 2017, n°16-00671), la Cour d’appel de Paris a identifié le partenaire au « professionnel avec lequel une entreprise commerciale entretient des relations commerciales pour conduire une activité quelconque, ce qui suppose une volonté commune et réciproque d’effectuer de concert des actes ensemble dans des activités de production, de distribution ou de services ». Elle a encore précisé que deux entités deviennent partenaires, selon deux modalités, à savoir « par la signature d’un contrat de partenariat », lequel formalise « la volonté des parties de construire une relation suivie », ou « parce que leur comportement traduit la volonté de développer des relations stables et établies dans le respect des règles relatives à la concurrence pour coopérer autour d’un projet commun »
Tel paraît être le cas des concessionnaires qui se trouvent d’ores et déjà en relation contractuelle avec le concédant. Cette disposition est par ailleurs applicable de façon générale aux obligations quelles qu’elles soient.
La règle requiert deux éléments constitutifs cumulatifs respectivement constitués par le fait de « soumettre ou de tenter de soumettre » son partenaire commercial à« un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties »
La Cour de cassation identifie le fait de soumettre ou tenter de soumettre au fait d’imposer ou tenter d’imposer sans possibilité de négociation. Elle a considéré que cela pouvait être caractérisé à partir du moment où « les clauses litigieuses pré-rédigées par (l’auteur de la pratique) constituaient une composante intangible de tous les contrats examinés et n’avaient pu faire l’objet d’aucune négociation effective » (Cass Com. 25 janvier 2017, Galec). Elle a également approuvé la juridiction d’appel d’avoir caractérisé la soumission après avoir constaté « en se référant à la situation de fournisseurs, qu'elle a identifiés, que les contrats étaient exécutés sans qu'il soit donné suite aux réserves ou propositions d'avenants, de sorte qu'ils constituaient de véritables contrats d'adhésion ne donnant lieu à aucune négociation effective des clauses litigieuses » (Cass. com. 3 mars 2015, n°14-10.907, Provera France).
En outre, la Cour de cassation, dans son arrêt du 25 janvier 2017, a rappelé que « le principe de la libre négociabilité n'est pas sans limite et que l'absence de contrepartie ou de justification aux obligations prises par les cocontractants, même lorsque ces obligations n’entrent pas dans la catégorie des services de coopération commerciale, peut être sanctionnée au titre de l'article L. 442-6, I, 2° du code de commerce, dès lors qu'elle procède d'une soumission ou tentative de soumission et conduit à un déséquilibre significatif ».
Cette jurisprudence rappelle que les obligations mises à la charge d’une partie au contrat doivent prévoir une contrepartie ou à tout le moins une justification objective « lorsqu’elles procèdent d’une soumission ou d’une tentative de soumission et conduisent à un déséquilibre significatif ».
La Commission a déjà eu l’occasion d’indiquer, dans l’un de ses avis, que : « Le fait pour des parties à la négociation d’obtenir des contrats pré rédigés avec l'ensemble ou un nombre important de ses cocontractants pourrait révéler l’existence d’un déséquilibre dans leurs relations commerciales. Proposer des clauses pré rédigées n’est toutefois pas interdit dès lors que celles-ci peuvent être modifiées à l’issue d’une réelle négociation entre les parties » (CEPC avis 09-05).
2. Le fait de soumettre ou de tenter de soumettre son partenaire commercial en l’espèce
La circonstance que les deux stipulations critiquées ont été insérées dans le nouveau contrat proposé à la signature à l’occasion du renouvellement ne saurait suffire à établir que le concédant a soumis ou tenté de soumettre ses concessionnaires. Il pourrait en aller autrement pour ceux des concessionnaires qui ont adressé au concédant des réserves par rapport aux clauses concernées et indiquaient avoir accepté le nouveau contrat, faute de pouvoir remettre en cause la continuité de la relation exclusive. Il pourrait également en aller autrement si le concédant avait subordonné la poursuite des relations à l’acceptation des clauses litigieuses ou si aucune possibilité de négociation de ces clauses n’avait été laissée aux concessionnaires
En outre, la clause litigieuse doit créer un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
3. Un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties est-il constitué ?
Au regard de la grille d’appréciation concrète développée par la jurisprudence, il y a lieu de rechercher si la stipulation en cause est réciproque ou assortie d’une contrepartie ou pourvue d’une justification.
En l’espèce, la CEPC ne dispose pas des éléments permettant cette appréciation globale préconisée par la Cour de cassation.
Toutefois, il convient d’indiquer que le concessionnaire est à l’origine du fichier clients et prospects. La constitution d’un tel fichier peut constituer un travail de grande ampleur, voire donner naissance à des droits de propriété intellectuelle (article L. 341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle concernant le droit des producteurs de base de données, voire article L. 111-1 et suivants du même code concernant le droit d’auteur existant sur l’architecture des bases de données).
En d’autres termes, la base de données constituée par les fichiers clients et prospects peut représenter une valeur économique pour le concessionnaire qui l’a créée.
Dès lors, une clause prévoyant la cession de ce fichier clients et prospects interroge en particulier pour la partie prospects qui, si elle n’est pas justifiée ou assortie d’une contrepartie, pourrait créer un déséquilibre significatif
Or il résulte notamment d’un arrêt de la cour d’appel de Paris se rapportant à un contrat de concession exclusive, à propos d’une action en rupture brutale des relations commerciales et d’une action en concurrence déloyale intentées par le concessionnaire contre son concédant, titulaire d’une marque notoire de moto, que : « La clientèle constituée par le concessionnaire pour l’exploitation de la marque est attachée à celle-ci plus qu’au concessionnaire lui-même, le risque de la captation de ladite clientèle étant également la contrepartie de l’exclusivité consentie au distributeur » (Paris, Pôle 5 - chambre 4, 19 octobre 2011, n° 09/17274). Cette jurisprudence semble mettre en avant deux considérations tenant, pour l’une, à l’attachement de la clientèle à la marque, et pour l’autre, à l’existence d’une exploitation exclusive au profit du concessionnaire.
Par ailleurs, il est indiqué dans la clause qu’à l’expiration du contrat, le concessionnaire reçoit une copie des données clients et prospects dans un format standard lisible et qu’il continue à avoir le droit d’utiliser ces données à sa discrétion sous réserve de respecter les lois relatives à la confidentialité des données, contrepartie qui n’est pas usuelle dans le secteur concerné.
Dès lors que le concédant répondrait à ces deux considérations, la clause prévoyant que le concessionnaire transfère ses fichiers clients au concédant qui les conserve à l’expiration du contrat ne constituerait que la matérialisation du « risque de la captation » de la clientèle (dont la composante est listée dans le fichier) du concessionnaire par le concédant. Dès lors que ce risque est considéré comme la contrepartie de l’exclusivité d’exploitation de la marque, pour la jurisprudence, cette clause pourrait se justifier en présence d’une marque notoire et d’une exclusivité consentie à un distributeur.
Toutefois, la Cour de cassation, à l’inverse, a pu considérer, dans le cadre d’un contrat de franchise, que « si une clientèle est au plan national attachée à la notoriété de la marque du franchiseur, la clientèle locale n'existe que par le fait des moyens mis en œuvre par le franchisé, parmi lesquels les éléments corporels de son fonds de commerce, matériel et stock, et l'élément incorporel que constitue le bail, que cette clientèle fait elle-même partie du fonds de commerce du franchisé puisque, même si celui-ci n'est pas le propriétaire de la marque et de l'enseigne mises à sa disposition pendant l'exécution du contrat de franchise, elle est créée par son activité, avec des moyens que, contractant à titre personnel avec ses fournisseurs ou prêteurs de deniers, il met en œuvre à ses risques et périls » (Cass civ. 3e, 27 mars 2002).
Ces jurisprudences donnent des pistes de réflexion quelque peu contradictoires :
- l’une prévoyant que l’exclusivité est la contrepartie de la captation de clientèle par le concédant, pour la Cour d’appel,
- l’autre décidant que la clientèle locale n'existe que par le fait des moyens mis en œuvre par le franchisé. Cette clientèle lui appartient pour la Cour de cassation.
En effet, le concessionnaire, tout comme un franchisé, met en œuvre, à ses risques et périls, des moyens permettant de créer une clientèle locale qui, si elle est attachée à la marque du concédant, l’est aussi à l’activité du concessionnaire.
Il est dès lors difficile de rendre un avis général sur ces clauses en l’absence des autres clauses du contrat et sans données particulières sur les fichiers concernés (investissement exact du concessionnaire pour établir ce fichier et efforts fait pour créer sa clientèle).
Ainsi, au regard de la clause stricto sensu, et sous réserve d’une appréciation globale du contrat, la clause de transfert du fichier clients pourrait ne pas être significativement déséquilibrée dès lors que ce transfert se justifierait, par exemple, par l’obligation de garantie de ces clients sur le matériel vendu par le concessionnaire. Dans cette hypothèse, il serait justifié que le concédant, qui garantit le matériel vendu sous sa marque, ait accès au fichier des clients dont il doit garantir le matériel. En outre, le fait que le concessionnaire puisse continuer à exploiter comme il l’entend ce fichier exclut a priori un déséquilibre significatif, toujours sous réserve d’une appréciation globale du contrat.
En revanche, le transfert du fichier prospect interroge dès lors que, au regard des pièces en possession de la CEPC, cette obligation ne semblerait pas justifiée notamment par une obligation de garantie du concédant.
La clause en vertu de laquelle le concessionnaire s’engage à communiquer au concédant les bilans et comptes d’exploitation de toute société immobilière ayant un lien avec le concessionnaire doit être appréciée au regard du contrat dans son ensemble.
Elle pourrait notamment soulever des interrogations quant au respect du secret des affaires et quant à la définition de ce qu’il faut entendre par « avoir un lien avec le concessionnaire ».
A supposer cependant que l’une ou l’autre de ces clauses puisse être considérée comme créant prima facie un déséquilibre significatif, le concédant aurait la possibilité d’établir l’absence de déséquilibre significatif à l’échelle du contrat (V. notamment Cass. com. 3 mars 2015, n°14‑10.907, Provera France ; Cass. com. 27 mai 2015, n° 14-11387, Galec ; Cass. com., 29 septembre 2015, n° 13-25043, EMC).
II – Sur l’application de l’article L. 442-6-I-4° du code de commerce
L’article L. 442-6-I-4° du code de commerce vise le fait « d'obtenir ou de tenter d'obtenir, sous la menace d'une rupture brutale totale ou partielle des relations commerciales, des conditions manifestement abusives concernant les prix, les délais de paiement, les modalités de vente ou les services ne relevant pas des obligations d'achat et de vente ».
Au regard de la lettre de ce texte et des arguments développés précédemment sur le déséquilibre significatif, il est permis de se demander si les deux clauses litigieuses sont susceptibles d’être examinées sur son fondement.
Le droit de conserver les données clients et prospects de même que l’obligation de communiquer les comptes de sociétés ne paraissent pas constituer des conditions « concernant les prix, les délais de paiement, les modalités de vente ou les services ne relevant pas des obligations d'achat et de vente »
A supposer que ces clauses entrent dans le champ d’application du texte, il conviendrait d’établir deux éléments cumulatifs constitués par le fait « d'obtenir ou de tenter d'obtenir, sous la menace d'une rupture brutale totale ou partielle des relations commerciales », d’un côté, « des conditions manifestement abusives », de l’autre.
Les éléments portés à la connaissance de la Commission ne permettent pas de déterminer avec certitude si le concédant a fait usage d’une menace de rompre la relation commerciale de façon brutale, autrement dit sans préavis d’une durée suffisante au regard de la durée de la relation, ainsi que d’autres paramètres dont la jurisprudence admet qu’ils permettent de déterminer le délai de préavis devant être respecté en cas de rupture de la relation.
Dans l’hypothèse où tel serait le cas, encore faudrait-il caractériser des « conditions manifestement abusives ». Il existe peu de décisions s’étant prononcées sur ce qu’il convient d’entendre par « manifestement abusives ». Cependant, on pourrait songer à transposer l’analyse effectuée des deux stipulations litigieuses au regard du standard du déséquilibre significatif.
Délibéré et adopté par la Commission d’examen des pratiques commerciales en sa séance plénière du 12 avril 2018, présidée par Monsieur Benoît POTTERIE
Fait à Paris le 12 avril 2018,
Le président de la Commission d’examen des pratiques commerciales
Benoît POTTERIE