Avis n°16-19 relatif à une demande d’avis sur les relations commerciales de fournisseurs de produits MDD avec un distributeur

La Commission d’examen des pratiques commerciales,

Vu la lettre enregistrée le 23 mars 2015, sous le numéro 15-26, par laquelle un GIE de vignerons saisit la Commission afin de recueillir son avis sur les relations commerciales qu’il entretient avec un distributeur.

Vu les articles L440-1 et D440-1 à D440-13 du code de commerce ;

Le rapporteur entendu lors de sa séance plénière du 10 novembre 2016 ;

L’existence d’un partenariat entre un GIE de vignerons et une enseigne A peut être qualifié de relation commerciale établie. Les modifications importantes de réservation de volume au regard des années précédentes pourraient par conséquent être considérées comme une rupture brutale partielle des relations commerciales sans respect de préavis. En effet, la relation commerciale porte sur la vente de volume de vin, la réservation de volume pourrait donc être analysée comme une obligation essentielle de la relation. Modifier significativement et sans préavis le volume réservé pourrait être une pratique qualifiée de rupture brutale, constitutive d’une pratique restrictive de concurrence (article L.442-6-I, 5° du code de commerce).

Le fait de réserver un volume de bouteilles étiquetées MDD A n’est pas en soi une pratique restrictive de concurrence. Il convient en effet d’apprécier cette pratique au regard des autres engagements constitutifs de la relation commerciale entre les parties. En l’espèce, cette obligation est associée à une obligation de disponibilité permanente des volumes, sans échéance ni délai d’enlèvement par l’acheteur, et sans engagement d’enlèvement total de la réservation. Sous réserve que ces conditions aient été imposées unilatéralement et qu’elles ne donnent lieu à aucune justification ou contrepartie rééquilibrant la relation, cet ensemble de pratiques pourrait être qualifié de pratique restrictive de concurrence car constitutif d’un déséquilibre significatif (article L442-6-I, 2° du code de commerce).

Dans l’hypothèse où ces pratiques commerciales sont effectivement constitutives d’une pratique restrictive de concurrence en violation de l’article L. 442-6-I du code de commerce, elles pourraient être sanctionnées par le prononcé de dommages et intérêts, mais aussi par la nullité de telles clauses, celle-ci pouvant être demandée en application des règles du droit commun par la partie concernée (sur la possibilité pour le cocontractant de demander la nullité, voir avis CEPC n° 14-02), ou en application de l’article L. 442-6-III du code de commerce par le ministre de l’Economie, disposant également de la possibilité de solliciter de la juridiction saisie le prononcé d’une amende civile.

 1. Objet de la saisine – rappel des faits tels qu’exposés par l’auteur de la saisine

Il s’agit d’une demande d’avis sur les relations commerciales de fournisseurs de produits MDD avec un distributeur. En l’occurrence, un groupement d’intérêt économique de 12 vignerons a été créé au début des années 2000 en partenariat avec une enseigne A pour fournir un vin AOC sous sa marque distributeur.

L’intérêt de l’enseigne A était de faire appliquer aux viticulteurs son cahier des charges et une traçabilité en conformité avec la législation et son image d’enseigne proche des producteurs. En application du cahier des charges, chaque exploitation a été auditée  et des parcelles de vignes ont été dédiées à cette MDD.

Le fonctionnement est basé sur  la réservation d’un volume en début d’année avec des enlèvements échelonnés et un complément de volume éventuel en fin d’année. Les premières années une facturation pro forma avec des acomptes  sur 10 mois indépendants des enlèvements et des facturations était instituée. Le volume commercialisé a régulièrement progressé mais suite à des mauvaises récoltes et à une restructuration de l’enseigne d’autres opérateurs non producteurs sont rentrés comme fournisseurs avec la même étiquette mais avec un profil différent en terme de traçabilité et d’image.

Les paiements sur facture pro forma ont fini par être supprimés (en 2009) et les volumes réservés aux différents opérateurs ont été parfois jugés excessifs par l’auteur de la saisine sachant que les produits réservés doivent être disponibles à l’enlèvement selon les besoins de l’enseigne et en conformité avec les dates d’embouteillage définies par le décret de l’AOC sous peine de sanctions pour les producteurs.

A noter que certains producteurs du GIE commercialisent plus de 70% de leur production sur ce marché. Un premier problème de sur réservation auprès d’autres fournisseurs par l’enseigne a conduit la quasi-totalité des membres du GIE à abandonner des surfaces de vigne et à brader les volumes non achetés avec d’importantes pertes financières.

Le groupement de vignerons souhaite interroger la CEPC sur la légalité de six éléments au regard du droit des relations commerciales :

  • les mentions d’étiquetage sur les bouteilles,
  • l’usage des factures pro-forma,
  • l’ancienneté et l’exclusivité de la relation commerciale entre les membres du GIE et l’acheteur  au regard de la baisse des volumes achetés par l’acheteur A,
  • la réservation d’un volume de bouteilles étiquetées MDD A à tenir disponible sous peine de pénalités (sans échéance ni délai préalablement prévu),
  • l’alignement concurrentiel exigé oralement par l’acheteur A sous peine de blocage des enlèvements au regard des réservations réalisées,
  • le prix de revente au consommateur maintenu malgré des baisses des prix d’achat aux producteurs.

 

2. Analyse de la saisine

Les différents points de la saisine seront repris successivement :

  1. Les éléments de la saisine portant sur les mentions d’étiquetage des bouteilles (visuel de présentation) ne relèvent, a priori, pas de la compétence de la CEPC.

La réglementation sur l’étiquetage des bouteilles et les mentions qui doivent ou peuvent y être inscrites est précise. La saisine ne précise pas les mentions contenues dans l’étiquette de la bouteille. Cependant, même à connaître ces mentions, il semble que l’étiquetage des bouteilles de vin, la règlementation relative aux appellations d’origine protégée[1] et les éventuelles falsifications ou usages trompeurs de mentions relèvent plutôt du droit pénal pour falsification ou fraude ou bien du droit de la consommation pour pratique commerciale trompeuse.

Le contenu du cahier des charges de l’appellation d’origine protégée  pourra sans doute renseigner l’auteur de la saisine sur les modalités tant de production (interrogation sur les certifications) que d’étiquetage (visuel autorisé sur les bouteilles et contenants de 3 litres à savoir les fontaines à vin) à respecter.

  1. La saisine mentionne l’usage des factures pro forma.

Il est utile de rappeler ici que ce type de facture ne constitue pas une facture au sens de l’article L.441-3 du code de commerce. En effet, il s’agit d’un document commercial informatif permettant d’évaluer le montant sans valeur comptable ni juridique qui n’engage pas le client. Seule la facture définitive sert de preuve des ventes.

  1. Ancienneté et exclusivité de la relation commerciale

Selon les termes de la saisine, le partenariat avec l’acheteur pour la production de vin AOC sous MDD date de 2000. Jusqu’en 2007, le volume vendu était en hausse. Depuis, les ventes se poursuivent mais selon des volumes plus faibles, nettement inférieurs à ce qui a été connu par le passé. En l’état des pièces transmises par l’auteur de la saisine, la CEPC n’a pas connaissance de l’existence d’un préavis. Elle part donc de l’hypothèse qu’il n’y a eu aucune information préalable d’une baisse des volumes. En parallèle, l’acheteur A s’est approvisionné en vin AOC de même marque auprès d’autres fournisseurs, notamment des négociants.

Par ailleurs, l’auteur de la saisine fait valoir que des parcelles de vignes auraient été dédiées à la production de vin sous MDD pour l’acheteur A, ce qui aurait contraint à une monopolisation des outils de production et de récolte pour les producteurs.

Une telle baisse de volume peut-elle être assimilée à une rupture brutale partielle d’une relation commerciale établie, pratique restrictive de concurrence sanctionnée à l’article L.442-6, I, 5° du code de commerce ?

Deux éléments doivent être caractérisés : la relation commerciale établie et la rupture brutale, même partielle.

  1. La durée de la relation entre le GIE et l’acheteur A (plusieurs années) ainsi que la régularité des achats de vin (tous les ans), sont des éléments qui permettent de qualifier le lien entre le GIE et l’acheteur A de « relation commerciale établie ».
  • 2) Pour qu’une baisse des volumes (baisse du chiffre d’affaires) puisse être qualifiée de rupture brutale d’une relation commerciale établie, cette baisse ne doit pas :

- résulter  d’une application d’une clause contractuelle organisant la variation des volumes

Ou

- avoir fait l’objet d’une information préalable ayant permis au fournisseur d’anticiper la baisse des volumes

Ou

- pouvoir être justifiée par des critères objectifs tels que le désintérêt du consommateur pour le produit en cause ou une baisse de qualité des produits (cf. jurisprudence précitée), sous réserve que ces critères ne soient pas contraires au contenu des clauses du contrat liant les parties.

Sur l’existence d’une rupture brutale de cette relation commerciale, la jurisprudence admet, dans certains cas, que la baisse de volumes entrainant une baisse du chiffre d’affaires réalisé puisse constituer une rupture brutale partielle de la relation commerciale établie.[2]

De plus, une rupture d’une relation commerciale établie est brutale dès lors qu’elle est réalisée sans préavis écrit (pour rappel, dans cet avis, la CEPC part de l’hypothèse qu’il n’y a pas eu d’information préalable sur la baisse des volumes commandés et donc mis à disposition) ou selon une durée de préavis estimé trop courte au regard de la relation commerciale entre les parties. Il est utile de préciser que la jurisprudence attache au contexte d’exclusivité de la relation commerciale établie un enjeu permettant de mieux marquer le caractère brutal de la rupture[3] et d’apprécier la durée du préavis à respecter. La prise en compte par le juge du contexte d’exclusivité pour qualifier l’existence d’une rupture brutale d’une relation commerciale établie est conditionnée au fait que cette exclusivité ne soit pas un choix délibéré de la part de la partie subissant la rupture. A défaut, ce critère ne semble pas pouvoir être pris en compte. [4]

Pour complément, en cas de clause d’engagement contractuel sur les volumes achetés, une baisse non conforme aux conditions définies au sein de cette clause pourrait engager la responsabilité contractuelle de la partie responsable de la baisse (sauf cas de force majeure) sans pour autant que la qualification de rupture brutale au sens de l’article L.442-6, I, 5° puisse être retenue.

A partir de ces éléments, les modifications importantes de réservation[5] de volume au regard des années précédentes pourraient être considérées comme une rupture brutale partielle des relations commerciales sans respect de préavis constitutive d’une pratique restrictive de concurrence (article L.442-6-I, 5°).

Par ailleurs, ces éléments pourraient également contribuer le cas échéant à  la caractérisation de l’abus de dépendance économique qui, pour être retenu, doit réunir les trois conditions suivantes : l’existence d’une situation de dépendance économique (la précision relative au 70% de la production réservée à ce marché par certains producteurs irait en ce sens), une exploitation abusive de cette situation (une demande d’alignement des prix sous peine de blocage des enlèvements et une modification importante des volumes réservés et/ou enlevés auraient été faits selon l’auteur de la saisine[6]) et une affectation, réelle ou potentielle du fonctionnement ou de la structure de la concurrence sur le marché (évaluation au cas par cas).

D’une manière générale, concernant les volumes de commande ou volumes achetés, la CEPC recommande d’anticiper d’éventuelles variations significatives, notamment en cas de relation commerciale s’inscrivant dans la durée, et de prévoir des délais de prévenance permettant au vendeur, d’anticiper et d’optimiser sa production et ses circuits de distribution.

  • Réservation d’un volume de bouteilles étiquetées MDD A à tenir disponible sous peine de pénalités (sans échéance ni délai préalablement prévu)

Le fait de réserver un volume de bouteilles étiquetées MDD A n’est pas en soi une pratique restrictive de concurrence. Cependant, associer une telle obligation contractuelle à celle d’une disponibilité permanente sans échéance ni délai d’enlèvement par l’acheteur et sans obligation d’enlèvement total de la réservation ou sans autre justification contractuellement prévue (ex : cas du stock déporté) pourrait être analysée comme une pratique restrictive de concurrence, en l’occurrence, celle du déséquilibre significatif visée à l’article L442-6-I, 2°.

Pour apprécier le caractère déséquilibré de la clause imposant la disponibilité permanente d’un volume sous peine de sanction, il est nécessaire de vérifier si d’autres éléments à la relation contractuelle entre les parties ne viendraient pas justifier cette obligation ou la rééquilibrer[7] (ex : clause prévoyant un délai pour acheter le volume réservé au-delà duquel cette réservation devient caduque et aucune pénalité applicable). A défaut d’un tel rééquilibrage, l’obligation d’assurer la disponibilité du volume réservé étiqueté à l’avance MDD A, assurant à l’acheteur A un approvisionnement sans pour autant assurer au fournisseur un enlèvement de tout le volume, pourrait être constitutive d’un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. Il est utile de noter que la clause imposant au fournisseur de maintenir une disponibilité permanente d’un stock réservé sous peine de sanction financière est une clause contraignante. Le rééquilibrage ne pourra être apporté que par une clause ou un ensemble de clauses d’une ampleur similaire en faveur du fournisseur. Quoiqu’il en soit, un examen in concreto des stipulations en cause, en prenant en compte le contrat dans sa globalité sera nécessaire pour confirmer une telle analyse.

Pour rappel, la partie invoquant le déséquilibre significatif devra en prouver l’existence.

  1. Alignement concurrentiel exigé oralement par l’acheteur A sous peine de blocage des enlèvements au regard des réservations réalisées[8]

Etant oral, cette exigence ne peut être sanctionnée par la nullité de la clause d’alignement prévue à l’article L.442-6 II, d) (nullité d’une telle clause inscrite dans le contrat entre les parties).

Cependant, une telle pratique pourrait le cas échéant être analysée comme une pratique restrictive de concurrence de l’article L.442-6 I 4°, notamment celle sanctionnant le fait  « D'obtenir ou de tenter d'obtenir, sous la menace d'une rupture brutale totale ou partielle des relations commerciales, des conditions manifestement abusives concernant les prix […] ». Le fait de menacer de bloquer les enlèvements des volumes réservés (et déjà étiquetés MDD A donc sans possibilité de revente selon un autre circuit ou auprès d’un autre acheteur) afin d’obtenir un alignement des prix peut être analysé comme une menace de rupture brutale partielle. En effet, l’enlèvement des bouteilles réservées correspond au réel volume vendu par le fournisseur. Si l’on considère que le volume vendu est une des obligations essentielles de la relation entre l’acheteur et le vendeur, alors toute modification de cette obligation pourrait être analysée comme une rupture brutale. Exiger un alignement concurrentiel, qui par écrit serait une clause frappée de nullité, est un comportement qui pourrait être analysé comme une condition manifestement abusive sur le prix, condition posée sous menace de rupture brutale. Il y aurait donc pratique restrictive de concurrence.

Une telle analyse devra faire l’objet d’éléments de preuve caractérisant cette pratique restrictive.

  1. Prix de revente au consommateur maintenu malgré des baisses des prix d’achat aux producteurs

Une telle pratique n’est pas une pratique répréhensible en soi. En effet, le prix d’achat au producteur ne peut déterminer le prix de revente au consommateur. Instaurer un lien entre les deux prix serait susceptible d’être considéré comme le fait d’imposer un prix minimum de revente (ou de marge commerciale), pratique interdite (L.442-5 du code de commerce).

Délibéré et adopté par la Commission d’examen des pratiques commerciales en sa séance plénière du 10 novembre 2016, présidée par Madame Annick LE LOCH

Fait à Paris, le 10 novembre 2016,

La présidente de la Commission d’examen des pratiques commerciales

Annick LE LOCH

 

[1] L.115-22 pour les dispositions spécifiques aux AOP et L.121-1-1 pour la reconnaissance d’une  pratique commerciale trompeuse per se

[2] Cass. com. 7 juill. 2004, n°03-11472 ; Cass. Com. 23 janv. 2007, n°04-16779

[3] Cass. com., 20 mai 2014, n°13-16398

[4] CA Paris, pôle 5, ch.2, 14 sept. 2012, n° RG : 11/05373; Cass. com. 4 nov. 2014, n°13-22726

[5] Il est à signaler que les documents fournis ne permettent pas clairement de savoir si les réservations ont effectivement été revues à la baisse ou si ce sont « seulement » les enlèvements qui ont été réduits

[6] sans qu’aucune pièce venant à l’appui de ces griefs n’ait été fournie à la CEPC

[7] Paris, Pôle 5, ch. 5, 23 mai 2013, n° 12/01166 ; Cass. com. 3 mars 2015, n°14-10.907, Provera France ; Cass. com., 29 septembre 2015, n° 13-25043, EMC (renvoi également aux avis CEPC n°15-21 et n°15-28)

[8] Sur ce point, on peut également renvoyer à l’avis n°13-10 de la CEPC