Avis n° 23-7 relatif à une demande d’avis d’un professionnel portant sur la conformité de pratique de facturation au regard des dispositions de l’article L. 442-1, I, 1° du code de commerce
La Commission d’examen des pratiques commerciales,
Vu la lettre enregistrée le 19 janvier 2023, sous le numéro 23-3, par laquelle un professionnel interroge la Commission sur la conformité aux dispositions de l’ancien article L. 442-6, I, 1° et de l’article L. 442-1, I, 1° du code de commerce
de la pratique visant à émettre successivement cinq factures annuelles
forfaitaires sur le fondement d’un contrat d’abonnement à l’encontre d’une entreprise, au titre de prestations dont cette dernière ne bénéficiera pas, faute de déploiement de la
plateforme permettant la délivrance de ces prestations.
Vu les articles L. 440-1 et D. 440-1 à D. 440-13 du code de commerce ;
Le rapporteur entendu lors de sa séance plénière du 22 juin et du 14 septembre 2023 ;
La licéité de la pratique d’une société spécialisée dans la fourniture et la gestion de solutions informatiques destinées à optimiser la distribution de produits, consistant à demander à son client le paiement des sommes dues en vertu d’un contrat d’abonnement au titre des prestations assurées sur une plateforme qu’elle n’a pas été en mesure d’installer, peut être examinée au regard du droit commun des contrats et au regard de la législation sur l’interdiction de l’avantage sans contrepartie (ancien article L. 442-6, I, 1 et nouvel article L. 442-1, I, 1° du code de commerce).
Au regard du droit commun des contrats, conformément à l’article 1186 alinéas 2 et 3 du code civil, dans le cas où le contrat d’installation serait résilié pour inexécution et donc disparaitrait, le contrat d’abonnement serait frappé de caducité et il y serait par conséquent mis fin (art. 1187 du code civil). Il en résulterait qu’aucun paiement ne saurait être réclamé au titre du contrat ayant pris fin par caducité. Le client pourrait également se prévaloir de l’exception d’inexécution prévue à l’article 1219 du code civil pour refuser d’exécuter son obligation de payer le prix de l’abonnement dès lors que la société informatique, ne réalisant aucune prestation, n’exécute pas la sienne.
Par ailleurs, le fait de réclamer au client le paiement du prix de l’abonnement tel que prévu au contrat alors qu’en l’absence d’installation de la plateforme, aucune prestation n’est réalisée par elle, paraît constituer « le fait d’obtenir ou tenter d’obtenir un avantage sans contrepartie » en violation des dispositions de l’article L. 442-1, I, 1° du code de commerce. Il en irait toutefois autrement dans le cas où l’absence de toute prestation trouverait son origine dans le comportement du client lui-même. L’application du droit antérieur, sous l’empire de l’ancien article L. 442-6, I, 1° du code de commerce, aboutit à la même conclusion.
La Commission d’examen des pratiques commerciales a été saisie par un distributeur afin de recueillir son avis sur la conformité au droit et, plus précisément, à l’ancien article L. 442-6, I, 1° et à l’actuel article L. 442-1, I, 1° du code de commerce, de la pratique commise par une société spécialisée dans la fourniture et la gestion de solutions informatiques (ci-après la société informatique) destinées à optimiser la distribution de produits, avec laquelle il a conclu concomitamment, en tant que client, deux contrats : d’une part, un contrat d’installation visant à organiser le déploiement d’une plateforme et, d’autre part, un contrat d’abonnement au titre des prestations assurées au bénéfice du distributeur par la société informatique sur cette plateforme. Le contrat d’abonnement a été conclu pour une durée de cinq ans renouvelables, le prix annuel d’abonnement étant fixé forfaitairement pour cette période à 200 000 euros.
Cependant, la plateforme n’a jamais été installée dans le système informatique du distributeur et client. L’auteur de la saisine indique à ce propos à la Commission que la société informatique n’est pas parvenue à installer la plateforme conformément aux stipulations du contrat d’installation, notamment en termes de planning (retards importants) et de qualité des livrables (important solde d’anomalies et de non-conformités).
Le client interroge la Commission sur la licéité de la pratique consistant pour la société informatique, considérant que contrat d’installation et contrat d’abonnement sont indépendants, à émettre les factures correspondant au prix de l’abonnement sur la durée convenue de cinq ans, malgré l’absence de prestation en raison de l’absence d’installation de la plateforme.
Pour y répondre, il convient d’envisager successivement la situation au regard du droit des contrats, puis de la règle relative à l’avantage sans contrepartie. La date de conclusion des contrats n’est pas connue de la Commission, mais la lecture du contrat d’installation fait apparaître que celle-ci est postérieure à l’entrée en vigueur de la réforme du droit commun des contrats, de sorte que ce sont les nouvelles dispositions du code civil qu’il faut appliquer (1). En revanche, il y a lieu de raisonner sur le fondement, à la fois, de l’ancien article L. 442-6, I, 1° et du nouvel article L. 442-1, I, 1° du code de commerce issu de l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, faute de pouvoir déterminer laquelle de ces dispositions est applicable dans le temps (2).
I. Examen au regard du droit commun des contrats
L’article 1186 du code civil, dans sa rédaction issue de la réforme du droit commun des contrats, dispose : « Un contrat valablement formé devient caduc si l'un de ses éléments essentiels disparaît.
Lorsque l'exécution de plusieurs contrats est nécessaire à la réalisation d'une même opération et que l'un d'eux disparaît, sont caducs les contrats dont l'exécution est rendue impossible par cette disparition et ceux pour lesquels l'exécution du contrat disparu était une condition déterminante du consentement d'une partie.
La caducité n'intervient toutefois que si le contractant contre lequel elle est invoquée connaissait l'existence de l'opération d'ensemble lorsqu'il a donné son consentement. ».
Les alinéas 2 et 3 de cette disposition sont ainsi consacrés aux situations d’interdépendance ou d’indivisibilité de plusieurs contrats qui participent « à la réalisation d’une même opération » et prévoient, sous certaines conditions, que la disparition de l’un d’eux peut entrainer la caducité du ou des autres.
En l’occurrence, les deux contrats d’installation et d’abonnement paraissent bien participer à la réalisation d’une opération unique et partant, satisfaire la première condition requise pour que le texte soit applicable.
En l’absence de stipulation expresse liant le sort de ces deux contrats, Il est également nécessaire que l’exécution du contrat d’abonnement soit rendue impossible en cas de disparition du contrat d’installation, ce qui semble être le cas. On peut relever, à cet égard, que, sous l’empire de l’ancien droit des contrats, a déjà été retenue l’interdépendance de quatre contrats « dans la mesure où ils poursuivaient tous le même but et n'avaient aucun sens indépendamment les uns des autres, les prestations de maintenance et de formation ne se concevant pas sans les licences sur lesquelles elles portaient et l'acquisition de ces licences par (le client) n'ayant aucune raison d'être si le contrat de mise en oeuvre n'était pas exécuté » (Com. 13 février 2007, n° 05-17407).
S’il est encore exigé que « le contractant contre lequel elle est invoquée connaissait l'existence de l'opération d'ensemble lorsqu'il a donné son consentement », cette dernière condition ne paraît pas soulever de difficultés dès lors que la société informatique a conclu les deux contrats concernés.
En conséquence,conformément à l’article 1186 alinéas 2 et 3 du code civil, dans le cas où le contrat d’installation disparaît, le contrat d’abonnement est frappé de caducité et il y est par conséquent mis fin (art. 1187 du code civil). Il en résulte qu’aucun paiement ne saurait être réclamé au titre du contrat ayant pris fin par caducité et que, le cas échéant, il peut y avoir « lieu à restitution dans les conditions prévues aux articles 1352 à 1352-9 » du code civil.
Il reste que la caducité du contrat d’abonnement n’a lieu d’être que si le contrat d’installation a effectivement disparu. Le non-déploiement de la plateforme ne peut être considéré en lui-même comme ayant abouti à la disparition du contrat d’installation, cette notion s’entendant de la nullité ou de la résolution du contrat.
Dans le cas où, comme l’indique l’auteur de la saisine, l’installation de la plateforme n’aurait pas été réalisée en raison du non-respect par la société informatique des délais et de la conformité des prestations – qualifiées dans le contrat d’obligations de résultat -, ce dernier pourrait effectivement être résilié pour inexécution, entrainant par voie de conséquence la caducité du contrat d’abonnement.
Au demeurant, le client pourrait également se prévaloir de l’exception d’inexécution prévue à l’article 1219 du code civil pour refuser d’exécuter son obligation de payer le prix de l’abonnement dès lors que la société informatique, ne réalisant aucune prestation, n’exécute pas la sienne.
Les possibilités offertes par le droit commun des contrats n’excluent pas l’application éventuelle d’une disposition du droit des pratiques restrictives dès lors que les conditions en sont réunies.
II. Examen au regard de l’ancien article L. 442-6, I, 1° et du nouvel article L. 442-1, I, 1° du code de commerce
En cas d’application du droit issu de l’ordonnance du 24 avril 2019, la pratique litigieuse doit être envisagée à l’épreuve de l’article L. 442-1, I, 1° du code de commerce aux termes duquel :
« Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion ou de l'exécution d'un contrat, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services :
D'obtenir ou de tenter d'obtenir de l'autre partie un avantage ne correspondant à aucune contrepartie ou manifestement disproportionné au regard de la valeur de la contrepartie consentie ».
La société informatique exerce une activité économique de services. De son côté, le client est bien « l’autre partie » à laquelle le bénéfice de l’article L. 442-1, I, 1° du code de commerce est réservé.
Par ailleurs, cette disposition est pourvue d’une lettre générale, mentionnant « un avantage », sans aucune précision, ni exclusion.
Selon les informations portées à la connaissance de la Commission, la société informatique réclame au client le paiement du prix de l’abonnement tel que prévu au contrat alors qu’en l’absence d’installation de la plateforme, aucune prestation n’est réalisée par elle, ce qui paraît constituer « le fait d’obtenir ou tenter d’obtenir un avantage sans contrepartie » en violation de l’article L. 442-1, I, 1° du code de commerce. Il en irait toutefois autrement dans le cas où l’absence de toute prestation trouverait son origine dans le comportement du client lui-même.
En cas d’application du droit antérieur à l’ordonnance du 24 avril 2019, il convient d’examiner la pratique litigieuse à l’épreuve de l’ancien article L. 442-6, I, 1° aux termes duquel :
« Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :
D'obtenir ou de tenter d'obtenir d'un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu. (…) ».
L’évolution du texte n’implique pas de changement particulier dans l’analyse dans la mesure où la société informatique peut être considérée comme « tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers » au sens de l’ancien article L. 442-6 du code de commerce. De même, la Cour de cassation a défini le « partenaire commercial » au sens de l’article L. 442-6-I-1° comme « la partie avec laquelle l'autre partie s'engage, ou s'apprête à s'engager, dans une relation commerciale » (Cass. Com., 15 janvier 2020, n° 18-10512), ce qui est bien le cas du client.
Par ailleurs, dans sa rédaction antérieure l’ordonnance du 24 avril 2019, cette disposition faisait référence à « un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ». Or la Cour de cassation a jugé que sous l’empire de l’ancienne version de l’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie, la règle était déjà applicable « quelle que soit la nature de cet avantage » et pouvait donc concerner le prix (Cass. Com. 11 janvier 2023, n° 21-11163).
S’il est vrai que, dans son ancienne rédaction, la règle sur l’avantage sans contrepartie était circonscrite aux services commerciaux, la prestation assurée par la société informatique pourrait être considérée comme des services d’une telle nature.
La définition de la pratique prohibée n’a quant à elle pas été modifiée de sorte que la conclusion est exactement la même que sous l’empire du nouvel article L. 442-1, I, 1° du code de commerce.
Délibéré et adopté par la Commission d’examen des pratiques commerciales en sa séance plénière du 14 septembre 2023, présidée par Madame Agnès MOUILLARD
Fait à Paris, le 15 septembre 2023
La vice-présidente de la Commission d’examen des pratiques commerciales
Agnès MOUILLARD