Avis n° 19-9 relatif à une demande d’avis d’une organisation professionnelle portant sur des pratiques mises en œuvre par des fournisseurs invoquant un cas de force majeure

La Commission d’examen des pratiques commerciales,

Vu la lettre enregistrée le 24 juillet 2018, sous le numéro 18-39, par laquelle une organisation professionnelle saisit la Commission afin de recueillir son avis sur  la légalité d’une augmentation de prix justifiée par la « force majeure ».

Vu les articles L. 440-1 et D. 440-1 à D. 440-13 du code de commerce ;

Le rapporteur entendu lors de sa séance plénière du 19 septembre 2019 ;

La Commission d’examen des pratiques commerciales a été saisie par une fédération professionnelle du secteur de la plasturgie d’une demande d’avis portant sur la conformité au droit de la pratique mise en œuvre par un fournisseur ou un distributeur de matières premières à l’occasion de la survenance d’un cas dit de « force majeure » affectant la production des matières premières achetées par les plasturgistes pour les besoins de leur propre fabrication.

En l’occurrence, l’événement de force majeure tient à ce que le fabricant de matières premières est victime d’une panne électrique imprévue affectant l’ensemble du site de production et entrainant l’arrêt de l’unité d’exploitation.  Il s’ensuit une révision du contingent d’allocations sur les produits concernés par la déclaration de « force majeure » auprès des entreprises de plasturgie, sans que des informations précises puissent être données à ces dernières sur la durée de cette « force majeure ». Il est indiqué que « les conditions générales de vente s’appliquent selon les règles en vigueur en cas de force majeure » et que les allocations pour les approvisionnements en cours seront évaluées en détail et les clients contactés rapidement pour faire le point sur leurs commandes, en mettant tout en œuvre pour minimiser les conséquences.

Cependant, dans le même temps, le distributeur de matières premières informe les plasturgistes qu’il approvisionne de la nécessité de répercuter la hausse du fabricant et d’augmenter les prix, argument étant pris de la « légalité d’augmenter les prix en période de force majeure ».

Faute de précision sur la date de conclusion du contrat concerné, il est considéré ci-après que le nouveau droit commun des contrats issu de la réforme est applicable.

Comme l’expose l’article 1218 du code civil, en son alinéa 1er, « il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu'un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l'exécution de son obligation par le débiteur ». Seule la réunion de ces trois caractères cumulatifs permet de conclure à l’existence d’un évènement de force majeure. Sans disposer de l’ensemble des éléments permettant d’apprécier si la panne électrique revêt les trois caractères cumulativement requis, il est cependant permis de considérer, compte tenu de la demande d’augmentation de prix formulée  par le distributeur, que l’évènement invoqué ne rend pas l’approvisionnement en matières premières radicalement impossible pour le débiteur, de sorte qu’il ne devrait pas pouvoir être qualifié de force majeure.

Quant à la pratique consistant à demander une augmentation de prix en justifiant celle-ci par la « force majeure », celle-ci ne figure pas parmi les effets de la force majeure. Aux termes de l’article 1218 alinéa 2, « si l'empêchement est temporaire, l'exécution de l'obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l'empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1. ». En l’espèce, il apparaît que l’empêchement est d’ordre temporaire.  

Certes le nouvel article 1195 du code civil aménage une possibilité de demander au cocontractant une renégociation du contrat, mais cette faculté est subordonnée à l’existence d’ « un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend(ant) l'exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n'avait pas accepté d'en assumer le risque ». La survenance d’une panne électrique ne paraît pas constituer un tel changement de circonstance rendant l’exécution excessivement onéreuse. De surcroît, la disposition légale prévoit que la partie sollicitant la renégociation « continue à exécuter ses obligations durant la renégociation ». Dès lors, la pratique ainsi mise en œuvre ne saurait être considérée comme justifiée par application de l’article 1195 du code civil.

Cette pratique pourrait contrevenir à l’article L. 442-6-I-12 ° du code de commerce dans sa version applicable aux faits de l’espèce antérieurs à l’entrée en vigueur de l’Ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 portant refonte du titre IV du livre IV du code de commerce relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées. Cette disposition appréhende le fait « de passer, de régler ou de facturer une commande de produits ou de prestations de services à un prix différent du prix convenu résultant de l'application du barème des prix unitaires mentionné dans les conditions générales de vente, lorsque celles-ci ont été acceptées sans négociation par l'acheteur, ou du prix convenu à l'issue de la négociation commerciale faisant l'objet de la convention prévue à l'article L. 441-7, modifiée le cas échéant par avenant, ou de la renégociation prévue à l'article L. 441-8 ».

Elle pourrait également constituer, le cas échéant, une violation de l’ancien article L. 442‑6‑I‑4 ° visant le fait « d'obtenir ou de tenter d'obtenir, sous la menace d'une rupture brutale totale ou partielle des relations commerciales, des conditions manifestement abusives concernant les prix, les délais de paiement, les modalités de vente ou les services ne relevant pas des obligations d'achat et de vente ». Il pourrait être considéré que le fait d’assujettir la livraison des matières premières à une augmentation de prix constitue à tout le moins une tentative effectuée en usant de la menace de rupture brutale en vue d’obtenir des conditions tarifaires manifestement abusives.

La pratique est encore susceptible d’être appréhendée sur le fondement de l’ancien article L.  442-6-I-2° du code de commerce, disposition générale qui, contrairement aux deux règles précédentes, a été conservée à l’article L. 442-1-I-2°  par l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 portant refonte du titre IV du livre IV du code de commerce relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées. Comme l’indique le rapport au président de la République, la suppression des règles plus ciblées n’implique pas que les pratiques qu’elles visent deviennent licites ; elles ont vocation à être appréhendées sur le fondement des règles générales maintenues et étendues dans leur champ d’application par la réforme.

Pour pouvoir invoquer le bénéfice de l’ancienne règle sur le déséquilibre significatif, il convient d’avoir la qualité de « partenaire commercial ». Selon la cour d’appel de Paris (Paris Pôle 5 ch. 4, 27 septembre 2017, n°16-00671), il s’agit du « professionnel avec lequel une entreprise commerciale entretient des relations commerciales pour conduire une activité quelconque, ce qui suppose une volonté commune et réciproque d’effectuer de concert des actes ensemble dans des activités de production, de distribution ou de services ». Elle a encore précisé que deux entités deviennent partenaires, selon deux modalités, à savoir « par la signature d’un contrat de partenariat », lequel formalise « la volonté des parties de construire une relation suivie », ou « parce que leur comportement traduit la volonté de développer des relations stables et établies dans le respect des règles relatives à la concurrence pour coopérer autour d’un projet commun ».  

Tel paraît être le cas des plasturgistes qui s’approvisionnent régulièrement en matières premières.

Il importe de relever que la nouvelle rédaction du texte ne fait plus référence au partenaire commercial, mais à « l’autre partie », dans le cadre  de « la négociation commerciale, de la conclusion ou de l'exécution d’un contrat ».

Dans son ancienne comme dans sa nouvelle rédaction, la disposition est applicable de façon générale aux obligations quelles qu’elles soient. La Cour de cassation a expressément admis qu’elle autorise un contrôle judiciaire du prix (Cass. com. 25 janvier 2017,  n° 15-23547, Galec).

 La règle requiert deux éléments constitutifs cumulatifs respectivement constitués  par le fait de « soumettre ou de tenter de soumettre » son partenaire commercial à « un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ».

Le premier élément constitutif a été identifié par la Cour de cassation comme le fait d’imposer ou tenter d’imposer sans possibilité de négociation. Tel pourrait être le cas, par exemple, si le fournisseur menace son client de ne pas l’approvisionner comme convenu, sauf si ce dernier accepte une augmentation du prix convenu.

S’agissant du second élément, consistant en un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties, il convient d’observer que l’augmentation tarifaire ainsi sollicitée ne paraît ni être assortie d’une  contrepartie,  ni répondre à  une justification ou un motif légitime. Dans le cas d’un déséquilibre tarifaire, il importe, selon la Cour d’appel de Paris (Paris, Pôle 5, ch. 5, 23 mai 2013, n° 12/01166), d’examiner si les « conditions commerciales (sont) telles que (le partenaire) ne reçoit qu'une contrepartie dont la valeur est disproportionnée de manière importante à ce qu'il donne » (CEPC, Avis n° 19-1 relatif à une demande d’avis d’un avocat portant sur la conformité d’un contrat de location de textiles industriels au regard des dispositions de l’article L. 442-6 du code de commerce). Les éléments communiqués à la Commission ne permettent pas de conclure sur ce point.

 Délibéré et adopté par la Commission d’examen des pratiques commerciales en sa séance plénière du 19 septembre 2019, présidée par Monsieur Daniel TRICOT

Fait à Paris, le 19 septembre 2019,

Le vice-président de la Commission d’examen des pratiques commerciales
Daniel TRICOT